1.3. Le Côté Farcesque de l’Abscons

Un autre problème, implicitement évoqué ci-avant, c’est la difficulté de la langue. Comment ne pas butter sur tel ou tel un mot ? Comment ne pas se mélanger les pinceaux (l’expression convient tout à fait) à un moment ou à un autre ? Les acteurs novariniens y parviennent mais ils ont des qualités très particulières, qui font d’eux les humains/pantins de la situation.

Fût-il comique, l’hermétisme novarinien sera toujours insupportable. Mais si on cherche à simplifier les choses, on passera à côté de notre sujet. Or, faire du "Sankukaï" (soit le degré zéro de la télévision nipponne) à partir des pièces de Novarina serait un écueil possible. Se pose un autre problème (en fait, cela s’est déjà vu) : celui des jeunes acteurs et metteurs en scène qui ont du talent et qui s’intéressent sincèrement à cette œuvre mais tout en ayant plutôt au départ des références essentiellement télévisuelles (Canal +, etc.), américaines (séries, etc.) ou japonaises (mangas, etc.) : les adaptations ainsi obtenues pourront présenter des qualités (surtout du point de vue d’un public ayant lui aussi des références télévisuelles) mais une question se pose alors : est-on encore devant une pièce de Novarina ?

Même si la vitesse est là, cela ne suffit pas : il faut arriver à éviter certains effets voulus, pensés en amont et existant depuis des siècles – Novarina est, lui, passé à autre chose mais on peut le ramener à des procédures très anciennes en ayant encore et toujours des intentions au lieu de privilégier la seule intensité (renvoyons ici à la distinction opérée dans la Lettre aux acteurs). Pour jouer dans du Novarina, il faut surtout que l’acteur soit briefé d’une certaine manière et dans un certain sens : être dans la séduction ne convient pas du tout. L’acteur doit presque ici être étonné par les réactions du public ; s’il cherche à tout prix à produire des effets et qu’en plus ceux-ci fonctionnent, ce n’est pas très bon signe, novariniennement parlant.

Ce qui est très compliqué à comprendre (et c’est pourquoi les malentendus ne font que commencer), c’est que l’énergie novarinienne a en effet quelque chose d’américain – on pourrait même user d’une terminologie faite de mots non français (nous pensons à beat, swing, slam, bop, groove, rock, blues, funk et flow) pour expliquer ce qui est à l’œuvre. Cette énergie ou plutôt ces énergies doivent impérativement se retrouver sur scène mais il ne faut pas faire n’importe quoi – autres traces possibles d’Amérique : moments très faulknériens d’enfance et de folie (D.A., O.I.), enthousiasmes withmaniens liés à la nature (in Je suis par exemple) et éloge ginsbergien de l’anus (quasi-divinisé dans L’Acte inconnu).

Cela dit, il convient de ne jamais perdre de vue que ce théâtre s’inscrit dans une certaine tradition française (pensons à Rabelais, Claudel, Céline, etc.) qui a à voir avec l’audace formelle, le travail sur le rythme et la vitesse de la phrase ; cette dimension doit donc, elle aussi, se retrouver sur scène mais si on a l’impression d’être devant une sorte de grand clip qui pourrait passer sur M.T.V., c’est sans doute qu’il y a eu, au départ, un contresens fondamental.

Nonobstant (et fût-ce surprenant), l’œuvre de Novarina a sans doute à voir avec le genre américain dit du space-opera : un individu qui se déplace pour aller voir Matrix ou La Guerre des étoiles au cinéma est peut-être, qu’il y pense ou pas, qu’il se le formule ou non, à la recherche d’un certain grandiose, il est en quête d’épopée ; en lisant La Chair de l’homme ou Le Drame de la vie, son attente pourra, à notre humble avis et sans mépris aucun (car ce type de films peut en effet présenter des charmes), être beaucoup mieux comblée en ce que dans le Star-Wars proposé, il n’y a ni Bien ni Mal, ni Côté Obscur de la Force (mais plutôt Côté Farcesque de l’Abscons), ni personnages récurrents, ni recettes bêtement commerciales pour faire en sorte que cela fonctionne, etc. Bref, La Lutte des morts vaut bien La Guerre des étoiles – "Et comment !"pourrait-on fort peu académiquement ajouter…