2. Les Chroniques du Umonde et du Urlumonde

2.1. Une quatrième dimension du langage

En fait, si Dante a pris en charge en son temps l’enfer, le purgatoire et le paradis, Novarina nous emmène dans une sorte de quatrième dimension du langage. Or, comme on va le voir, cette "Twilight Zone" a des allures science-fictionnelles. Cette dimension, nous l’appellerons Umonde. C’est une convention car d’autres termes seraient possibles ; en effet, on se situe peut-être dans « l’Outre-mond » (D.V., p. 160), dans « l’aut’monde » (D.V., p. 262), dans la « trousphère » (D.V., p. 36), dans la « réalité bis » (O.I., p. 47), dans la « catasphère » (O.R., p. 119), dans le «contremonde » (O.R., p. 54) , dans « l’antimonde » (O.I., p. 88 et O.R., p. 54), dans le « monde A » ou le « monde B » (A.I., p. 66) : qui peut le dire ? Et qui peut dire si cela ne fluctue pas ? Ces précisions étant faites, affirmons donc notre préférence pour les termes « Umonde » et « Urlumonde » : « Une fois parcourue Monde, ils parcourent le Umonde, et une fois Umonde traversé, ils marchent dans le Urlumonde » (J. R., p. 32) , cette trinité géographique « Monde-Umonde-Urlumonde » étant peut-être une manière poétique et déguisée d’évoquer la progression dantesque…

Dans L’Acte inconnu (p. 27), le mot « Urlumonde » est rapproché du monde des rêves : « Procédons à l’établissement du Urlumonde car il nous tient à cœur tel un rêve éveillé ». Cependant et pour en parler comme un adepte du jeu-vidéo, admettons que nous en soyons au niveau du Umonde. L’auteur précisera bien : « je nommerais « monde » le monde du Urlumonde resté humain dans ma main ». (J.R., p. 47) mais dans « Fosse du Umonde, n’es-tu pas lasse d’être pleine de nous ? » (p. 119), il semble que l’Umanité trouve refuge dans le U de « Umonde » – et il se peut même que le Graal ne soit pas à rechercher ailleurs que dans un "Ucorps" de lumière(s)... Quant au U de Paul d’Uf (ou de Louis d’Uf et de tous les gens d’Uf), il indique peut-être, par une apocope, la provenance de ce dernier et de Jean d’Uf : il vient du fond (le touchant même parfois), du trou, du vide, de Dieu, du rien, de la Umort et de la glaise de glas.

Au-delà du caractère comique du mot Urlumonde, qui peut faire songer tout à la fois à urluberlu, à hurler, à éberlué, au Marquis d’Urlupière (ce personnage d’Hervé qu’évoque Pierre Jourde à la page 15 de son article pour Europe : « La Pantalonnade de Novarina »), au Père Ubu et au Turelure de Claudel mais aussi à "Turlututu ! chapeau pointu !", à Turlupin et, comme dans Le Discours aux amis, aux « turlupinades » de « l’age adulte »), de quoi s’agit-il ici ? De préférer (O.I.,p. 20) aux simagrées humaines les « Urlumaines Simagres » ? De préférer (J.R., 49) à l’adhérence à la terre les « aberrances terrestres » ? De nous donner non la berlue, mais l’Urluberlue ? De basculer dans la folie ? De passer de l’autre côté du miroir ? De nous faire visiter le Pays des Urlumerveilles ? De nous balader dans un monde où l’Urluburlesque est roi ? L’invitation a quelque chose d’aussi dément que le nombre des personnages (3171) de La Chair de l’homme. Ce problème-là, celui du passage à l’acte, l’auteur a su d’ailleurs le résoudre en partie à travers ce qu’il nomme « version pour la scène » (cf. Le Repas, notamment).

Quoi qu’il en soit, si le nombre des éphémères qui se meuvent sur scène est monstrueux, eux-mêmes aussi le sont : comment en effet représenter – sur scène (car dans l’absolu, le dessin, animé ou non, voire l’image de synthèse, le permettraient plus facilement et il faudrait presque mettre Moebius  sur le coup) – cette « humanité des bêtes à six pieds » dont il est question dans cette Comédie Urlumaine qu’est Le Drame de la vie (p. 216) ?

Et surtout : est-il vraiment raisonnable de monter dans ce vaisseau spatial ? Alea jacta est en ce qui nous concerne et nous saurons in fine si la fameuse question molièresque se posera pour nous, à savoir : que diable allait-il faire à bord de cet ovni ? Plus sérieusement, il est certain que la rhétorique à l’œuvre dans une pièce comme Le Drame de la vie s’apparente bel et bien à un roman de science-fiction… Ainsi, quand Annie Gay présente l’œuvre de Novarina (lui dont le nom même, remarquons-le au passage, contient le mot ovni), elle le fait en des termes qui pourraient s’appliquer à un organisme extraterrestre :

De livre en livre s’ouvre l’espace d’une œuvre perpétuelle que nulle frontière ne vient interrompre car elle est pur mouvement. Les éléments qui la constituent ne cessent de s’organiser en figures instables un peu comme des cellules qui, se multipliant sans cesse, donneraient naissance à des organes mutants, à perpétuité. […] La parole qui gravite en spirale autour de ces centres ne se ferme jamais sur elle-même ; sous la poussée d’une force centrifuge, elle se multiplie, dérive, bifurque, sourd pour rejaillir ailleurs, interdisant toute formalisation, toute hiérarchie, toute prise de sens autre que directionnel. […] Il est tout aussi relatif de distinguer ce que disent les textes-manifestes - qui s’élaborent en marge des livres, de la Lettre aux acteurs à Devant la parole -, de ce que font les œuvres de fiction. 292

Affirmons que des ovnis de ce quatrième type ne furent pas si nombreux dans un siècle comme le XXème Tête d’or ayant été écrit au XIXème, nous citerons Le Soulier de satin et n’oublierons pas Guignol’s Band, La Métamorphose, Finnegans Wake, L’innommable, La parole errante, Eden Eden Eden et, donc, Le Drame de la vie (quant au XXIème, on peut estimer qu’il ne commence pas mal, avec une œuvre comme L’Acte inconnu).

Notes
292.

Annie Gay, « Une "spirale respirée"», Valère Novarina. Théâtres du verbe, op. cit., p. 158.