2.2.6. Inventions étranges et farfelues

→ « Machines amères, frangines arrières »

La « Nécromobile » permettrait-elle de voyager dans la mort ? Quels sont les rails qu’utilise le « chemin de fer pantalogique » (O.R., p. 32) ? Où nous conduit l’« omnibus à trousphère » (D.V., p. 36) ? Avec qui (ou quoi) peut-on communiquer grâce au « parléophone » (D.V., p. 57) ? Comme souvent, rien n’est précisé car c’est fugacement qu’on évoque ces visions. Certains machines parlent : certes elles disent « la suite », « voici », « beaucoup », « voici beaucoup » et en filigrane "Voici Boucot !" mais ce n’est pas tout ; dans La Scène, on croisera en effet des « automoubeuglantes » (p. 14) et on s’exclamera « J’suis retombé dans la machine à dire : « J’en veux plus » » (p. 25). Parmi ces machines, certaines ont une sensibilité humaine ; dans L’Opérette imaginaire, on parlera d’une « émouvante véhicule » (p. 45) : « Son nom est automovile Fox ». L’essence (extrain, gazénol, gazolat, etc.) sera étrange et les pneus, de marque « Omnipneu » ou « Tout-par-pneu » (p. 66), seront en « bulbex » ou en « revêtement SEMPATAP » (p. 67).

D’autres matières pourront d’ailleurs surprendre : « structose de gerflexe » et « flastimère » par exemple (O.I., pp. 17-18) ; idem pour la « novagnésie » (L.M., p. 512) et signalons aussi le « sang d’Uranium » (D.V., p. 223) et le « lactat en bidox » (D.V., p. 230). Enfin, dans le mystérieux « carbipropuljet » de L’Origine rouge (p. 59), on retrouve un peu les mots carburant et propulsion. Quant au moteur proprement dit, on ne l’associe pas forcément à des machines : il y a un « Enfant Moteur » (D.V., p. 161) et des « trous vainqueurs » ou « à moteur » (J.R., p. 73).

Dans La Scène, de la page 136 à 142, on aura une présentation hilarante de machines imaginaires : « machine à briser tout », « machine à vider les lieux », « machine à lécher les plats », « machine à périr d’ennui », « machine à fermer les portes », « machine à boire la soupe », « machine à prier dans la neige », « machine à parler », « machine à manger » : toutes ces machines ont un point commun : elles font des actions que des hommes pourraient faire – mais s’y a de l’humain dans ces machines, la réciproque est vraie aussi. Dans Le Drame de la vie, on lance même les paradoxaux « Faites entrer Messieurs les Machines » (p. 161) et surtout « Laissez les machines souffrir » (p. 285). Autre renversement troublant (D.V., p. 220) : « toutes leurs automobiles sont effrayés par la lenteur qu’il faut aujourd’hui pour traverser la rue ».

Par leur moderne absurdité, ces machines pourront évoquer celles de Roussel ou celles de Franquin (on sait que ce dernier inventa notamment un casque aidant à mâcher) mais aussi celle que Charlot est chargé de tester dans Les Temps Modernes : encore une fois, la veine est comique mais le propos ambigu : ces machines aux noms bizarres seraient-elles en train de prendre subrepticement notre place (même pour faire ce que nous avons toujours su faire : parler, manger, mâcher, prier, boire de la soupe, lécher les plats, périr d’ennui, etc.) ? Est-ce un avenir pour l’homme ? Ces machines nous sont-elles encore extérieures ? Adam (voir plus haut, in sous-partie « Homo Automaticus ») ne serait-il en train de se cyborgiser à son insu ? D’endosser une sorte d’exosquelette encore plus perfectionné que tous les pantalons L’autonomie de la machine n’est-elle pas déjà une réalité ? Quoi qu’il en soit, cette invasion de Jean par des machines l’imitant (leur inventeur étant sans doute Boucot, ce mauvais double d’Adam) est encore un délire novarinien relevant de la science-fiction.

Au fond, ce qui intéresse Novarina, c’est de mêler science et fiction et il nous paraît normal que d’instinct (car, redisons-le, ce n’est pas vraiment un mouvement conscient), il aille sur le terrain de la prospective "S.F." ("science-fiction" étant d’ailleurs, comme par hasard, un oxymot novarinien en diable). Refermons cette parenthèse pour signaler que les machines absurdes concernent aussi Le Drame de la vie (pp. 282-283) : la « machine à compter jusqu’à où », la « machine à compter jusqu’à combien », la « machine à compter pourquoi » ; dans La Scène, on aura (p. 40) : la mystérieuse « machine à mordre le socle » (une autre, dans L’Opérette imaginaire, demande à chaque instant l’heure qu’il est aux passants). Dans L’Acte inconnu (pp. 98-99), on a une nouvelle liste de machines bizarres comme la « machine à connaître le bien et le mal », la « machine à singer l’animal », la « machine à béatifier le dieu » et la « machine à aimer la mort ».

Sur scène enfin, les Machines à dire la suite pourront, par leur forme générale et des déplacements rapides évoquant parfois une forme d’aviation en vol plané, faire songer à des soucoupes volantes296 : c’est dire leur étrangeté ; paradoxalement (car elles sont aussi comme un pain quotidien) elles n’appartiennent plus au monde des hommes – de même, il semblerait que certaines vedettes médiatiques, présentateurs-cyborgs de la messe du 20 heures ou autres, ne soient plus vraiment avec nous, et ce pour de multiples raisons, notamment psychologiques. Il y a de fait une étrangeté fondamentale du métier médiatique à laquelle nous rend sensible Valère Novarina.

Sur scène se trouvent également (par exemple dans L’Acte inconnu) des machines de type roussellien, duchampien : parfois parlantes et fonctionnant comme des personnages à part entière, elles devraient presque figurer dans la présentation des pièces au même titre que les acteurs. Par le comique qu’elles impliquent, elles semblent en effet avoir, un peu comme chez Tinguely, une sorte de personnalité.

Notes
296.

Olivier Dubouclez les voit aussi ainsi : il s’en explique dans son ouvrage Valère Novarina, la physique du drame (op. cit., p. 97).