3. Une nouvelle doxa du monstre et de l’extraterrestre

3.1. Rencontres du troisième type

Il y a dans Le Drame de la vie une sorte de galerie très vaste peuplées de monstres extraordinaires ; certains personnages s’y présentent en effet comme de véritables extra-terrestres possédant des caractéristiques étranges d’un point de vue humain : « quatre yeux » (p.267), « bouche au front » (p. 265), « deux seins sur le dos » (p. 218), « doigts en caoutche » (p. 126), « homme à trois fesses » (p. 216). Concernant ce trifessu, on est prévenu : « Ne te hâte pas de l’envier : si cet homme eut trois fesses, c’est qu’il eut deux culs à cacher. C’est là le siège de sa pensée », nouveau cas de renversement (ici assez rabelaisien).

Dans Le Discours aux animaux, mêmes bizarreries : « treize pattes »/ « huit fesses » (p. 10), « genoux à quatre genoux » (p. 238), « saint enfant aux six doigts pariétaux » (p. 305), « six trous de mes yeux » (p. 136), « quatre pieds me portaient chaque matin » (p. 54), « Jean qui va sans tête devant vous en parlant » (p. 185), « chien à la face d’homme » (p. 301), « enfants à roues » (p. 296), « quatre espèces de sexe » (p. 223) et dans le dos d’un autre personnage : « cinq trous enthousiasmaux » (p. 230). D’un autre, on dira « Il a la boule en sphère et les quatre yeux terminaux qui s’éteignent à la moindre lueur résonnant au-dessus de sa tête » (D.V., p. 267). Il peut arriver que ce soit la couleur (J.R., p. 97 : « L’Enfant Multicolore ») ou la forme générale qui étonnent (D.V., p. 137 : « Homme cubique ») ; on peut aussi « être en chair à ressort » (O.R., p. 171) et faire en sorte que « [nos] mots chutent du œil » (O.R., p. 120), c’est à dire (peut-être) parler par les yeux. L’hindouisme (on pense aux représentations de Siva) n’est pas loin avec les « quatre mains matérielles » que dit posséder Le Bonhomme de terre (J.R., p. 95) mais c’est peut-être qu’il fait corps avec la Femme Séminale (comme une bête à deux dos). L’excès de membres pourra aussi concerner le bas du corps : « Combien avez-vous de pieds ? » (S., p. 61). Dans L’Acte inconnu, même type d’anomalies : « Combien as-tu commis de pieds ? » (p. 107), « bras […] en verre » / « pensées en bois » (p. 112), « yeux placés sur ton front » (p. 152), « tête […] tressée à l’envers » qui « pavoise et pense avec ses dents » (p. 31), « septante poumons » (p. 93), etc.

En somme, cette œuvre est un peu comme un cirque où l’on n’engage que des phénomènes ("Nul n’entre ici s’il n’est monstrueux", en quelque sorte)  « Entrent deux Briochains accrochés par les oreilles et parlant à des oiseaux inconnus » (A.I., p. 30). De même, le personnage de l’» Homme au carré » doit être d’une taille plus que considérable tandis que le « jeune parallèputien » de Vous qui habitez le temps (p. 71) est peut-être une sorte de lilliputien mais conformé en gros comme un parallélépipède (ou plutôt, puisqu’il semble pouvoir se déplacer, comme un parallélébipède). Parfois, les phénomènes en question (on sait qu’en philosophie, le terme n’a pas le même sens) sont beaucoup plus abstraits : « Les paroles […] ont des oreilles » (A.I., p. 169), « bouches véritables, ouvrez les mains (A.I., p. 138), etc.

Dans une pièce plus ancienne (toutes étant peu ou prou concernées) comme L’Atelier volant, la possibilité est évoquée de « femmes ornées de trois cons » (p. 36) et d’une « femme absolument sphérique » (p.34) même si ce dernier adjectif ne serait pas idoine : « Sphérique ? Vous êtes fou ! Rondelette à la rigueur », cette précision rappelant irrésistiblement – car nous sommes dans le même registre d’humour au premier degré (avec cependant une nuance de fantastique apportée par le mot « sphérique ») – une rectification très célèbre (cf. pas gros mais "enveloppé") dans l’histoire de la bande dessinée (nous faisons allusion à un gag mettant en scène Obélix).

Bref, c’est vraiment un défilé comique, carnavalesque et qui concerne toutes les œuvres depuis le début : par leur nom, leur aspect, leur comportement et leur psychologie, tous les personnages ou presque ont quelque chose de fantastique et/ou de monstrueux.