3.2. Loin de l’homme

3.2.1. Femme humaine et chien canin : l’évidence rendue étrange

Si la question se pose ici du nombre des personnages (dans La Chair de l’homme notamment), la question se pose aussi du nombre de leur membres ; ici, avoir deux bras est remarquable et peut passer pour insolite. Un personnage s’appelle d’ailleurs « l’Homme aux deux bras » (D.V., p. 201) : si la chose est précisée, c’est que cela ne va pas de soi. Idem pour la bouche : n’en avoir qu’une n’est pas du tout évident – et de fait, dans la conception novarinienne du corps humain, ce n’est peut-être pas notre seul « trou comique ».

Avoir un corps n’est donc pas si évident que cela : manifestement, « Jean qui corps a » en possède un. Quant à « Jean Unicorps », il semble n’en avoir qu’un, tandis que dans La Scène, un autre personnage (Isaïe Animal) pourra en produire plusieurs ; à la question « Montre tes autres corps ! », il répond en effet « Les miens ? les voici » (p. 58). Il y a encore (D.V., p. 270) « l’équipe de ceux qui ont le corps à l’endroit » : cela suppose qu’il existe d’autres modalités du corps, d’autres apparences, d’autres possibilités. C’est une vision très démocratique et absolument non formatée. Ici, le « corps unique » n’existe pas. Il y en a de toutes les sortes. Même les sans-corps sont représentés (c’est dire).

S’étonner de ce qui va de soi et des « doigts qui sont à moi » (C.H., p. 181) est aussi une nouvelle figure de style ; on s’extasiera presque de voir une mâchoire au milieu d’une figure : « Regardez bien sa tête […] comme elle entoure ses dents » (D.V., p. 82) ; de même, les têtes sont « bordées d’oreilles » (D.A., p. 24) mais là, rien ne nous dit que ces oreilles sont au nombre de deux. Cousin du « chien canin » (une toutoulogie), on croise aussi un « chien qui marche en nu-tête » (p. 206) : certains porteraient donc des casquettes ou des chapeaux ? On évoquera encore « celui qui portait deux jambes sous sa ceinture » (D.A., p. 203), sans doute de la même famille que « L’Andripode » (« L’homme-pieds » ? « L’Homme aux pieds » ?). Dans Le Monologue d’Adramelech (nouvelle ed., p. 8)), on ne se satisfait pas de « la tête qu’on a » (« trop triangulaire, pas assez ronde à mon idée ») ni de ses bras, jugés « pas assez longs » : « m’en manque huit pour faire dix ». Dans « Je suis l’homme qui ne peut pas se voir sortir » (D.V., p. 213), on s’étonne peut-être de ne pouvoir se dédoubler ; c’est un monde paradoxal, inversé où l’on s’étonne du normal tandis que l’anormal n’étonne pas.

Si tout prend un tour si drôle (et on sait que cet adjectif est aussi synonyme d’étrange), c’est aussi et surtout à cause de la formulation ; c’est qu’ici on ne pense pas avec la tête mais « anévec tétasse » : un doute peut donc s’installer : de quoi s’agit-il au juste ?