3.4. « Qui es-tu qui marches à mes côtés ? »

3.4.1. Etre à côté de ses pompes

A la page 474 de La Chair de l’homme, c’est encore tout le corps qui est pris à partie : « Hé, mon corps ? Qui es-tu qui marches à mes côtés ? ». Notons que cette dernière question rappelle l’expression populaire "marcher à côté de ses pompes" qui semble avoir été littéralement inventée par Valère Novarina au même titre qu’"être à côté de la plaque", "ne pas être dans son assiette" et "aller voir ailleurs si j’y suis" dont il pourra, à l’occasion, remplacer la partie "si j’y suis" par la partie « si j’en trouve » (le « j’en » étant peut-être « Jean »).

En fait, le corps en question n’est pas forcément à côté mais plutôt derrière (dans ce cas, c’est une ombre) ou devant : là, on est comme dépassé par celui (il se trouve que c’est soi) que nous étions avant de faire un pas ; c’est une forme novarinienne de schizophrénie. Mais pour ce genre de problème, on peut se « faire soigner la viande » en allant consulter le « Docteur Praticien » (D.V., p. 284) : « Je ne me crois pas en chair mais toujours en deux comme si l’un seul se perpétrait sans cesse perpétuellement lui-même sans entendre l’autre qui lui dirait sans arrêt qu’il n’est pas. » Quelqu’un souffre et l’autre en profite pour avancer : c’est peut-être le corps (l’âme restant en plan).

Cette situation est parfois vécue comme intolérable : elle est ce qui explique qu’on envoie balader le corps ou qu’on s’en débarrasse par parties, « façon puzzle » dirait Audiard : « Je voudrais disjoindre mes chairs et séparer mes pantalons, envoyer mes deux yeux à l’Ouest et deux à l’Est, perdre une oreille au Nord et les trois autres au Sud ». Ce qu’il faudrait peut-être, c’est « rassembler ses portions » (D.A., p. 228).

De même, on ne supporte plus de se voir le nez au milieu de la figure ; ce qu’on voudrait, c’est « [quitter] le voisinage humain de [son] visage » (O.R., p. 106), « ne plus faire corps avec [sa] personne » (S., p. 66) – et quant aux jambes, qu’elles aillent au diable, au Sud ou au Nord : c’est le désir qui s’exprime dans Le Drame de la Vie. Ces membres, on assiste à leur vie : ils sont comme des animaux domestiques mais ce n’est pas pour cela qu’on les comprend vraiment.

Dans Le Discours aux animaux (p. 291), même inquiétude : « Nous avons deux mains dans nos dix doigts : mais qu’est-ce qui nous prouve qu’elles sont à nous ? » Cela va encore plus loin dans L’Origine rouge (p. 66): « Je souffre dans mon corps sans avoir la preuve qu’il est à moi » – de fait, c’est peut-être à Dieu qu’il appartient, ce que ce "je" supporte mal. Un autre membre pourra être concerné par ce sentiment d’autreté du corps ("autruité" rappelant trop la truite) ; il y a certes les « quatre membres qui voudront aller se pendre partout » mais aussi le « membre réclameur qui monte au ciel et m’fout la peur » (J.S., p. 126). Juste après, l’angoisse (?) pourra être calmée : on accède en effet à la demande d’autrui-le-membre auquel on fait chanter « l’grand air du chauve à col roulé » (p. 126). Dans Le Drame de la vie, on règle autrement le problème en « [jetant] son membre membru » (p. 250). Quant aux « trois trous muets » de L’Acte inconnu (narines ? oreilles ? bouche ? autres orifices ?), ils sont « mis à l’écart » (p. 122).

Pourtant, il faudra y revenir, c’est paradoxalement le crâne (et la tête) qui est le plus souvent représenté comme hors du corps, extérieur : « si sa tête le réclame » (A.I., p. 95), « Crâne humain, que réponds-tu quand on pense à toi ? » (A.I., p. 110), etc.