3.4.2. Autrui-le-corps et corps d’autrui

Cette notion d’autrui le corps se trouve dans La Chair de l’homme : « autrui-le-corps qui est moi » (p. 126) et, variante intéressante, « autrui-le-corps-animal » (p. 122) – quant à l’«autre autrui » (C.H., p. 257), c’est une sorte super-autrui. Quant à autrui proprement dit, s’il arrive que sa présence nous indispose de temps en temps, c’est peut-être pour la raison suivante, finalement assez plausible : « J’ai toujours mal supporté le fait qu’en français puisse être utilisé le "je" à la fois par moi et par plusieurs autrui ».(J.R., p. 78) : cela introduit en effet une malaise, une confusion. Or, on voudrait que les choses soient plus claires : « Soit le je est à moi : mais s’il est à moi et que vous l’utilisez, vous n’en avez pas le droit ! (J.R., p. 79).

Mais, le "je" novarinien pourra aussi se révéler plus altruiste (J.S., p. 123) et « [avoir] mal à autrui aujourd’hui » comme si autrui était une partie de son corps. Autre occurrence de ce dédoublement (outre les cas d’Orphalbala, d’Evadam et de Paul Uni/Séparé) : « je suis un homme en deux êtres à la fois » (C.H., p. 248) ; une prise à partie de l’autre être en face (mais de qui ? de soi ou d’un « vide nigaud » ?) étant donc possible : « Un jour j’ai dit à ma face droite : « Je ne vous aime pas » […] Et votre corps à vous, en quoi va-t-il ? Dis-je à ma chair qui décline à vue d’œil… Et caeternum et aeterna, et combien d’autres répliques adressées à moi-même en misère en restant » (D.A., p. 160). On retrouve ce type de dialogue-soliloque (proposons l’oxymot "solialogue") dans des phrases comme « Corps es-tu mon premier espace où je me suis apparue ? » (J.R., p. 49), «O mon corps, je vous invite à vous entrechoquer avec moi ! (A.I., p. 108), etc. Parfois, ce corps déhommé, déhommé de soi, déhommé de l’homme n’est plus là du tout : « Où est le corps ? » (A.I., p. 113). Ailleurs – mais où ? En Australie (« Fin fond du bush ») ou sur la planète Mars ?

Dans un même ordre d’idées, on pourrait décréter que "sortir de ses gonds" et "être hors de soi" (ou "être mis hors de soi") sont des expressions novariniennes tant elles illustrent bien le concept étrange et vaguement inquiétant d’» autrui le corps » inventé par l’auteur. D’ailleurs, il parodie la deuxième en l’appliquant à une des ses figures monstrueuses relevant, si l’on veut, de « l’extraterrestre : « J’avais les corps hors de moi » (J.S., p. 145).

Le corps d’autrui est comme une image de son propre corps. Littérairement, le thème a été abordé de façon également troublante par les auteurs du XIXème siècle (Poe notamment) ; sans vraiment se réclamer d’eux, Novarina s’inspire peut-être de cette tradition. Quoi qu’il en soit des influences en question, ne confondons pas corps d’autrui et autrui le corps : autrui le corps est un mirage, un troublant effet d’optique (le corps sans organes étant une autre utopie) tandis que le corps d’autrui ne nous appartient pas – même si dans le moment du coït, on peut avoir cette illusion : il y a ce qui est « sexuel » et ce qui est « séparé » (cf. pancarte réversible) mais ce qui est sexuel n’implique tout de même pas une assimilation totale de son corps à celui d’autrui (la communion des âmes étant un autre problème). S’il ne nous appartient pas, le corps d’autrui ressemble au nôtre, ce qui pourra choquer voire agacer, un peu comme si autrui était un imposteur qui nous singerait en disant "je" lui aussi, comme pour nous narguer.

Par parenthèse, signalons que si Novarina (qui s’en expliqua notamment dans l’émission « Tire ta langue », en janvier 2006) a donné à l’une de ses versions pour la scène le titre L’Espace furieux, c’est justement dans ce sens-là, pour exprimer l’idée d’un espace – intérieur ou extérieur (et par rapport à quoi ?) : c’est toute la question – qui serait hors de lui voire sorti de ses gonds, débridé, prêt à tout et surtout à en découdre : « j’appelle réel tout ce qui vient mordre », etc.) : cet espace c’est peut-être le corps, ce théâtre de l’homme.