3.4.3. « [Glose] à mes talons » 

Semblant parodier l’expression qui dit "Parle à mon cœur, ma tête est malade", il invente encore le cocasse « glose à mes talons » dans Le Babil des classes dangereuses (p. 239). Il y a encore la possibilité de s’adresser à ses jambes par l’intermédiaire de ses pantalons, qu’on s’attendrait presque à voir répondre : « Je disais à mes pantalons : pourquoi êtes-vous deux ? » (J.S., p. 67). Cette adresse aux membres inférieurs se retrouve dès La Lutte des morts où l’on dit à son pied de pousser (p. 341). Dans Le Babil des classes dangereuses (p. 165), comme le père Ubu s’adressant aux Palotins, on utilise le pluriel de majesté pour se plaindre d’une certaine lenteur : « Hé nos jambes, tâchez d’allez plus vite » ; à la page 180, elles sont le cheval sur lequel on se déplace : « renfourchons à nouveau nos jambes et ordonnons à nos bouches bavardes qu’elles cessent ». Dans Le Discours aux animaux, on a encore une phrase d’inspiration jarryque : « Jambes, sortez-moi de là, si vous avez des oreilles ! » (p. 292). Enfin, n’omettons pas ceci, puisé dans Le Monologue d’Adramelech (nouvelle éd., p. 34) :

‘Chantez, fidèles jambes, progressez de la plante, arpentez le terrain ! Qui a osé, Madame, insulter nos satanés compas, ils sont excellents […] ! Persévérez, membres du bas (…)’

Dans L’Atelier volant (p. 149), quand on pose une question, on le demande avec ses pieds, forme nouvelle de langage des signes. Dans la même pièce, (à la page 151), A. nous entretient du « mystère des pieds » et nous explique (presque "darouiniennement") pourquoi le corps s’est redressé : « Excusez, ce sont mes véritables pieds, j’ignore jusqu’à leur nom : mon corps dessus se dresse pour écouter mes deux oreilles ; ma langue toute seule au centre parle aussi de ma tête parfois qui n’entend plus ce qu’elle dit » – Madame Bouche en déduit : « Alors vous ressemblez beaucoup au chien ».

A la page 191 du Drame de la vie, on parle de Saint Jean et on lance juste après  « Jambes du Nord ! Jambes du Sud !», les jambes étant comme des gens auxquels on s’adresse. Dans une généalogie de la page 220, on évoque même la naissance de « Jambe Dolecière » – nom qui peut presque s’entendre comme "Jean Bedolecière". Dans Le Discours aux animaux (p. 314), c’était une ode aux parties du corps qui nous était proposée (la récurrence des ô, « ô […] ô […] ô […] » évoquant presque un rire) et à la page 108 de La Scène, dans le cadre annoncé d’une « Ode à mes membres », on ordonne « Que cette main agisse ! que ce corps fasse des siennes ! que ce pied reste au logis ». A la page 159, on s’adresse encore, entre autres, à ses membres supérieurs : « ô mes bras, ô mes tissus de chair, ô ma terre dont je suis faite, vous me contenez en vain »  : ici, si le déhommage n’est pas immédiat, il semble que le compte à rebours ait déjà commencé. Pieds, mains, tête : l’effritement est en cours...

L’angoisse à l’œuvre pourra même par moments nous faire penser à celle qui saisit ce personnage de Nerval qui réalise que sa main est en train de prendre une sorte d’autonomie ; « elle se tordit et s’allongea plusieurs fois à faire craquer ses articulations, comme un animal qui s’éveille »299 et lui fait faire n’importe quoi : « Eustache s’avisa de lui appliquer un soufflet à lui effacer la figure, un glorieux soufflet qui fit au magistrat une face mi-partie de rouge et de bleu comme l’écusson de Paris […] »300. Bientôt, il ne la contrôle plus du tout : « Ainsi, le malencontreux Eustache était tiré par sa main à la poursuite du lieutenant civil, qui tournait autour des tables et des chaises, et sonnait et criait, outré de rage et de souffrance » 301. A la fin de ce récit fantastique, l’autonomie est totale, réalisée :

Elle fit un bond prodigieux et tomba sanglante au milieu de la foule, qui se divisa avec frayeur ; alors, faisant encore plusieurs bonds par l’élasticité de ses doigts, et comme chacun lui ouvrait un large passage, elle se trouva bientôt au pied de la tourelle du Château-Gaillard ; puis, s’accrochant encore par ses doigts comme un crabe aux aspérités et aux fentes de la murailles, elle monta ainsi jusqu’à l’embrasure […]. 302

La correspondance avec Novarina est tout à fait frappante : l’horreur est là mais le comique aussi. Il y a tout de même une différence de taille : dans la nouvelle de Nerval, la main est vraiment extérieure au corps – dans le corps novarinien, les membres sont des étrangers pour soi tout en faisant partie de soi (même s’il y a des cas de démembrement). Il se peut aussi que Novarina retravaille une matière ancienne – il existe en effet une fable d’Esope où l’estomac s’adresse à ses pieds (« Messieurs les pieds, etc.) mais le débat tête/corps existait aussi chez les Egyptiens. On trouve encore, dans le sonnet LXXXIV du Canzoniere de Pétrarque, un dialogue du poète avec ses yeux (« Pleurez, mes yeux […] C’est par vous d’abord que l’amour est entré […] »), Coulez mes larmes, dit le policier, (autre variante) étant un titre de Philip K. Dick.

Dans Vous qui habitez le temps (p. 35), nouvelle proposition, certaines parties du corps sont novariniennement baptisées : « Je donnai à mes membres trois prénoms et quatre noms aux extrémités qui nous servaient de repères à l’époque : à la jambe gauche, la vilifère qui lève là-haut ; à la jambe droite, la lupridière qui pète si bas ». Dans L’Origine rouge, on « remercie [son] pied d’avoir agi » (p. 64) et dans Le Discours aux animaux, autre occurrence, on pourra trouver ambigu « les manchettes racontent la scène » – c’est peut-être une métonymie novarinienne (p. 87). Aux doigts, on dira : « vous me contenez en vain » (A.I., p. 115) et aux membres supérieurs : « hé mes bras, vous finirez en boîte de bois » (A.I., p. 162). Enfin, précisons que l’adresse aux parties du corps ne concerne certainement pas que les membres, fussent-ils ceux « de la pensée » (A.I., p. 109)  : « Mes grands yeux deux, ça fait aujourd’hui plus qu’encore trente ans à vivre avec vous » (D.A., p. 98), « Bouche par où je mange : tu es la porte d’entrée » (A.I., p. 120). Même les organes sont concernés : « […] répétais-je à mes poumons » (D.A., p. 314).

Notes
299.

Gérard de Nerval, La main enchantée in recueil Pandora, Folio-Gallimard, Barcelone, le 10 avril 2008, p. 86.

300.

Ibid, p. 95.

301.

Ibid, p. 97.

302.

Ibid, p. 110.