Devant la complexité de ce rapport au corps, la fuite peut apparaître comme une solution possible ; on ne lancera donc pas "Courage, fuyons" mais « Déguerpissons de nous-même » (O.I., p. 26). Ailleurs, il s’agira de « sortir d’homme », de se « déhommer » – mais pour aller vers quoi ? Pour retourner vers l’animal ou pour se projeter dans une sphère où tout est possible et le « corps sans organes », une réalité. Ce déhommage a peut-être aussi quelque chose de mystique. Plus que dans l’hypothèse émise par Artaud (dont l’approche est encore plus organique et viscérale) d’un corps sans organe, il s’agit sans doute d’un retour par la bande à l’ancienne idée d’âme (cette dernière s’envolant dans le ciel, etc.) voire d’une volonté d’imiter « Jean des Trous » retrouvant sa place auprès de Dieu après bien des doutes et des souffrances.
Au fond, le corps est un prophète : il nous amène ailleurs, vers Dieu. C’est un phare qui nous dit « Je suis » mais « Je suis » est aussi ce qui nous leste. Pourtant, qui peut dire ce qui se passera quand le néon ne clignotera plus ? C’est ici que l’hypothèse de l’âme est peut-être à considérer, comme Novarina semble le suggérer.
Le déhommage pourra peut-être s’effectuer partiellement : « Elague-toi de tes bras » (A.I., p. 12) n’est sans doute qu’un début : il se peut que ce déhommage progressif évoquant le strip-tease soit la procédure idéale. Pourtant, une fois déhommé, « hors de soi » (D.A., p. 186), l’homme pourra le regretter, un peu comme ces fantômes rôdant toujours plus ou moins dans le monde des vivants. A l’injonction « Faites autrui ! Formez […] couple », on répond par un cri d’impuissance (D.A., p. 241) : on ne peut plus faire corps avec personne (pour s’inspirer d’une expression de La Scène, p. 108). Or, habiter, réinvestir un autre corps (ainsi que procèdent parfois les fantômes) n’est pas forcément une bonne solution car au zombie se posent de nouveaux problèmes : « Quant on s’y est trompé d’corps, y a-t-il une vie qui sorte du corps ? » (D.A., p. 48) : alors, on est surmort, super-mort et la super-vie qu’on recherchait par le biais du déhommage nous a pour toujours échappé.
L’idée d’une prison du corps dont il faudrait s’échapper se retrouve un peu à l’oreille dans « J’étais trop soudé au cours […] » (V.Q., p. 83) et de façon plus claire dans « Le corps est à outrance » (A.I., p. 113) : "y a trop de corps : ça c’est certain" pourrait-on dire en parodiant l’auteur. Un autre personnage se dit « [prisonnier] de chaque pas qu’[il fait] », des pas qui « [l]’emmènent dans l’espace ça et là » (A.I., p. 113). Il faut sortir de cette « si sale situation » et on peut donc « [décider] de ne plus survivre qu’en extérieur de [sa] propre tête » (D.A., p. 122): ce déhommage serait donc une « solution imaginaire », à l’image de celles que prisait l’inventeur de la pataphysique.
En général, on se félicite donc d’avoir quitté leur corps (fût-ce pataphysiquement) : on avait vraiment « tort d’être dedans » pour s’inspirer d’une phrase de Vous qui habitez le temps (p. 24). C’était comme une prison : d’ailleurs, en se déhommant, on « s’échappe » (verbe révélateur) de la « matière humaine » (J.R., p. 49), ce qui revient à « s’en aller de la présence humaine » (J.R., p. 49). Il s’agit aussi et surtout, en se déhommant, de sortir du point de vue humain : c’est le refus d’habiter l’animal humain qui explique le désir de déhommage ; c’est qu’il y a peut-être d’autres refuges, d’autres demeures possibles (cailloux, notamment.). Cette sortie de la « cahute » (A.I., p. 136) du corps est parfois présenté comme une fuite en avant, et plutôt vers le haut : « mon "je" s’en fut, assistant à moi-même » (V.Q., p. 25). Ici, on assiste au « jeté de l’homme » (A.I., p. 129). On prie Dieu pour que s’effectue le déhommage tant souhaité : « Seigneur ! […] mets-moi hors de moi ! » (A.I., p. 172). « Humanité, lâche prise ! » s’encourage-t-on (A.I., p. 108). Comme un skieur intrépide, le Jean Singulier de Je suis (p. 30) désire plus que tout « faire du hors-moi » : c’est le moyen de sortir de la piste et d’aller voir ailleurs comment ça skie, si ça locute et si j’y suis.
Dans l’approche d’Artaud, précisons-le, il ne s’agit pas tout à fait de cela : on appelle des organes (sont-ils vraiment humains ?) pour qu’ils forment notre vrai corps, c’est à dire celui d’Artaud, c’est à dire de Dieu. Il s’en explique dans Le Théâtre de la cruauté :
‘ La réalité n’est pas encore construite parce que les organes vrais du corps humain ne sont pas encore composés et placés […] Le théâtre de la cruauté a été crée pour achever cette mise en place […]. 303 ’C’est aussi a une sorte de faux Dieu en forme de « monde [de] microbes » (qui n’est que du « néant coagulé » et dont on veut la « déroute ») qu’Artaud veut échapper, une « danse nouvelle du corps de l’homme » étant le moyen de sortir de ce fâcheux cloaque.
Le déhommage novarinien est peut-être à rapprocher des déhommages à l’œuvre chez Bacon. Dans ses tableaux le déhommage est terrible (voire horrifique) et s’apparente à une torture : la viande du sujet (pape ou autre) est comme arrachée, ce qui a pour effet de faire crier les déhommés (un peu comme dans Le Cri de Munch). Deleuze l’a remarqué : chez Bacon, tout le corps s’échappe par la bouche : c’est la parole qui permettrait le déhommage, par elle qu’on sort de soi. Pape, cochon ou crucifié, tous se « déviandent » dans et par le cri. Bacon accordait d’ailleurs lui-aussi une très grande importance à la viande : chez Novarina, elle s’exprime – chez Bacon, elle hurle.
Dans l’optique novarinienne, il semble que soit possible un « voyage de la chair hors du corps par la voix » (D.P., p. 35). « [La] parole […] est le seul corps possible » va jusqu’à dire Etienne Rabaté304 tandis qu’Yvette Centeno305 cite ce passage du Théâtre des paroles (pp. 166-167) :
‘Quand nous parlons, il y a dans notre parole un exil, une séparation d’avec nous-mêmes […], une autre présence et quelque chose qui nous sépare de nous. Parler est une scission de soi, un don, un départ. La parole part du moi en ce sens qu’elle le quitte […].’Signalons que se déhommer a, semble-t-il, une sorte de synonyme du point de vue de l’auteur : c’est désarraisonner, verbe évoqué dans Lumières du corps et que l’auteur définit d’une manière rappelant un peu la rhétorique à l’œuvre dans Impératifs (in T.P.) :
‘Désarraisonner : Désarraisonner et faire résonner : à la fois lier et faire sauter les liens, mettre en œuvre le lien délivreur. « Désarraisonnement » par analogies déchaînées. Logiques de catastrophe. Art procédant par désarraisonnement. Logique du désarraisonnement.’Antonin Artaud, Œuvres complètes XII, Gallimard, 1974, p. 29.
Etienne Rabaté, « Le nombre vain de Novarina », Valère Novarina, Théâtres du verbe, op. cit., p. 50.
Yvette Centeno, « Valère Novarina et le théâtre des paroles », Valère Novarina. Théâtres du verbe, op. cit., pp. 134-135.