3.5. La Comédie Urlumaine

3.5.1. Un bestiaire fantastique

Comme parfois dans la Bible (cf. Daniel, L’Apocalypse) ou chez Lautréamont, il est fort difficile de se représenter le monstre novarinien : à quoi ressemblent donc les « trois yeux de sa bouche membrue » (D.V., p. 243) ? Quant aux « oreilles en forme de huit » (D.V., p. 243), elles évoquent irrésistiblement certaines représentations de Bouddha dont elles seraient, dans certaines traditions, le vestige de la richesse passée (à cause de la lourdeur des boucles portées avec ostentation), piste mystique éventuellement intéressante – c’est qu’il nous faut peut-être réfléchir au sens caché (sacré ?) de toutes ces anomalies (et d’ailleurs : en sont-ce ? Ce n’est pas sûr).

Quoi qu’il en soit et pour citer Rabelais, c’est sans doute de « pays estranges » (Umonde ? Urlumonde ? Mars ? Vénus ? Apocalypse ? Bardo ? Olympe ? Walhala ? Divine Comédie ? Sixième Livre ? Panthéon hindou ?) d’où « nul navoit encore escript » (sauf Novarina) que tous ces êtres sont venus. Autre possibilité : l’auteur est une sorte d’» appeleur au happeau » de créatures bizarres, un charmeur de monstres peut-être inconscient…

Ce qui est sûr, et comme le dit Bon pour parler de Rabelais, c’est qu’il faut pour lire une telle œuvre « [avoir] encore le goût des sorcières et de l’étrange » et peut-être même « d’éprouver pour soi-même la tentation alchimiste : le livre demande pour ouvrir son énigme d’y apporter un mode actif de déchiffrement »306. Ici, l’étude comparée (et la mise en relation de la "Folie Novarina" avec un univers de science–fiction) sera donc notre procédure : c’est en tous cas le « mode actif de déchiffrement » que nous avons choisi…

Dans Je suis et pour enrichir donc notre catalogue de monstres, la possibilité sera évoquée d’avoir deux yeux de plus à la place des oreilles (p. 125), les yeux proprement dits n’étant pas forcément très opérationnels car s’étant « trompés de vue » : « j’ai deux trous pleins-museau qui voient faux ». Pour les « deux boules de sa tête » (D.V., p. 237), il ne s’agit peut-être pas d’excroissances anormales mais d’une façon singulière de nommer les lobes frontaux. Il peut s’agir aussi des petites cornes qui servent à figurer Moïse, idée d’ailleurs reprise par un célèbre auteur de science-fiction, Van Vogt, pour une transposition romancée (cf. A la poursuite des Slans) de la seconde guerre mondiale.

Bref, la "S.F." n’est jamais très loin : pêle-mêle, on croise un « Jean Cerveau » (D.V., p. 269) qui est un peu l’équivalent novarinien du Monsieur Teste de Valéry ou du Louis Lambert de Balzac, un « Homme à moteur » (D.V., p. 137), des « enfants à ressorts » (D.V., p. 287) et un « homme au tube digestif transparent qui [a] tout le dedans visible à l’extérieur », d’autres « hommes à tubes » (D.V., p. 287), un « Homme divisé » (D.V., p. 285), « Tronc Géomitre » (D.V., p. 229), « L’Enfant Scopique » (D.V., p. 219).

L’afro-futurisme du musicien Sun Ra semble ici cousiner avec le projet novarinien. Poète à ses heures et à l’instar du carrollien Frank Zappa (« Gregory the peccary », « Patricia, la chienne », etc.), cet excentrique jazz man avait en effet inventé une mythologie spatiale comique fortement liée à la bestialité. De fait, son « chien de l’espace » pourrait de fait nous rappeler le « groin stellaire » et la « transformation en Soliporc » (C.H., p. 361 et p. 380) mais aussi le « Chien Mutant » (D.V., p. 123), le « Chien Mécanique » (D.V., p. 263), le « Chien Ultron » (D.V., p. 215), le « chien Ultien, Un-et Urien » du Jardin de reconnaissance (p. 60), sans oublier la « nuée de chiens » qu’on voit passer dans le ciel sombre de La Lutte des morts (p. 471).

A la page 258 de La Chair de l’homme, on décrira ainsi les Gens d’Alors (dits aussi Gens-de-bien-des-témoins ou Gens du Juste de Néant « car ils étaient nés autrement que nous par nos trous dissemblables »), qui composent un peuple imaginaire :

‘[…] ils avaient des néants aujourd’hui composés d’oppositions à la place des yeux et outre-z’yeux, et deux-ou-trois nez au lieu de nos becs, et vêtus en chapeaux verts aux bouts trempants desquels, les jours de grand fond, leurs bouches restaient perpétuellement ouvertes aux salivements et abois des chiens en fer et bois dont les cortèges trempaient dans nos trois tristes soupes de drapeaux jaunes et vertes.’

En fait, l’auteur lui-même, ici cité par Allen S. Weiss307, semble éprouver le besoin de puiser dans une rhétorique relevant éventuellement de la "S.F." (d’une S.F. à la Druillet) pour décrire sa galerie(/galaxie) de personnages étranges :

‘La langue existe par instant hors des corps, sans les hommes, hors du monde. Eclairs, décharges, ébranlement, explosion, c’est comme un voyage des voix, hors des voies normales du langage communicant. Théâtre non figuratif, rupestre, pariétal. Pas de personnages mais des vêtements habités et tout un bestiaire de siamois, hydres, têtes seules, corps à mille têtes, têtes à mille bouches, membres volants. On entend devant, derrière, en haut, en bas, le bruit d’une peuplade future, des sons fossiles, un gisement de paroles qui resurgit, la résurrection des noms, la résurrection des sons, dans un espace sans dimension, dans un espace à cent dimensions, comme si la perspective avait disparu, comme si quelque chose était tombé.’

Pêle-mêle, certaines formulations étranges comme le « umort » (O.I., p. 139), le « Hihomme » (O.R., p. 171), « la chaise porteuse » (A.T., p. 37), « l’hyper-pantalonié-lié » (O.I., p. 17), les « masques à âmes » (J.R., p. 67) voire les « trois ennemis de l’homme » que sont « la Tubitude, le Nosologuiat et la Ouivalgie » (J.R., p. 52), mais aussi la mention (P.M., p. 61) d’un « comique mutant » (ou encore celle, assez récurrente, d’un énigmatique « Trou blond ») pourront vaguement, elles-aussi, nous faire songer à un roman d’anticipation. Idem pour ce passage de L’Origine rouge : « J’ai vu dans le trou du temps à moteur : et c’est ça qui m’a foutu la peur » (p. 200) ; il y a même dans cette pièce un dialogue (assez joycien) rendu possible entre l’espace et le temps (p. 176). Autres occurrences (tirées de L’Acte inconnu) : « vulvule scopique » (p. 166), « cristal vivipare » (p. 120), « cadavres métalliques » (p. 15), « mère motrice » (p. 40), « mère machine » (p. 96), « L’Enfant Celluloïd » (p. 10), « l’futurium de base » (p. 120).

D’une façon générale, nous nous situons dans une sphère où l’impossible est roi : « Pas d’étoile qui soit hors de portée des mots ; rien n’est trop loin ; tout peut-être pulvérisé. » (P.M., p. 36). Quant au phénomène de l’apesanteur, il semble être évoqué (p. 37) dans Le Jardin de reconnaissance (cf. « Ce qu’on lance en l’air ne retombe pas »), même si c’est sans doute, pour citer les traductions classiques d’Homère, de « paroles ailées » qu’il s’agit ici. Bref, on pourrait indiquer mille autres emprunts à une rhétorique de science fiction : sont-ils conscients ou pas ? C’est toute la question : le dramaturge est-il une éponge ou un plagiaire ? Clairement, nous penchons pour la première solution.

Enfin, outre la « machine à naître » du Drame de la vie (p. 235), on croisera encore (dans la même œuvre) « l’épouvantoire à urge » (p. 181) et la « Femme en Zinc » (p. 260) qui semblent tout droit sortis du Magicien d’Oz. Quant au « sablier fou » de L’Origine rouge, (p. 195), nous avons déjà indiqué que c’était bel et bien de « l’autre coté du miroir » qu’il semblait provenir mais (hormis Oz et Alice) mille autrescorrespondances seraient également possibles, et en premier lieu avec la Bible….

Notes
306.

François Bon, La Folie Rabelais l’invention du Pantagruel, Minuit, 1990, p. 46.

307.

Allen S. Weiss, « La Parole éclatée », Valère Novarina. Théâtres du verbe, op. cit., p. 189.