3.5.4. Une S.F. aux allures farcesques

On pourrait donc, revenons-y, faire figurer Le Drame de la vie dans un catalogue (non raisonné ni raisonnable) de science-fiction, tant le dramaturge y est parfois proche du genre – en somme, nous verrions bien une entrée "Novarina" (mais surtout donc pour Le Drame de la vie) dans un Dictionnaire Pataphysique de la Science-Fiction. Plus classique (et pour cause : il est quasiment l’inventeur du genre), Lovecraft, auteur de Dark fantasy et, comme Verne, grand lecteur de Poe, sut en son temps et comme dans la nouvelle intitulée Dagon (un des dieux en bois de la Bible), apporter lui-aussi une touche très personnelle en n’étant jamais vraiment sûr de rien (« Je décidai que ces personnages grotesques ne pouvaient être que les dieux imaginaires de quelque tribu ») et surtout pas de la netteté de la frontière existant ou pas entre fantastique et réalité ; tout comme l’inventeur (?) de Chtulhu, l’auteur du Drame de la vie (surtout en tant qu’on peut le voir comme un des fils spirituels de Jarry) nous semble capable de prendre au sérieux (c’est à dire pataphysiquement) l’imaginaire et les mondes parallèles. Mais cette prise au sérieux est bien sûr très relative – et l’éclat de rire rabelaisien n’est jamais très loin !

Par le biais de la radio, Orson Welles fit croire à tout un peuple qu’il existait des hommes verts ; dans ce cas précis, tout comme chez Novarina ou Tim Burton (qui, avec Mars attacks, a peut-être réalisé le premier film rabelaisien de science-fiction), nous sommes en fait en pleine farce. Quant à ce passage de La guerre des mondes de Wells (un auteur que Jarry lisait volontiers) , il nous renseignerait sur l’aspect terrifiant de ces fameux Martiens :

Une grosse masse grisâtre et ronde, de la grosseur à peu près d’un ours, s’élevait lentement et péniblement hors du cylindre. Au moment ou elle parut en pleine lumière, elle eut des reflets de cuir mouillé. […] il avait sous les yeux une bouche dont les bords sans lèvres tremblotaient, s’agitaient et laissaient échapper une sorte de salive. […] Une appendice tentaculaire long et mou agrippa le bord du cylindre et un autre se balança dans l’air. Ceux qui n’ont jamais vu de martiens vivants peuvent difficilement s’imaginer l’horreur étrange de leur aspect, leur bouche singulière en forme de V et la lèvre supérieure pointue, le manque de front, l’absence de menton au-dessous de la lèvre inférieure en coin, le remuement incessant de cette bouche, le groupe gorgonesque des tentacules, […], leurs mouvements lourds et pénibles […] et par-dessus tout l’extraordinaire intensité de leurs yeux énormes. 311

Dans ce passage, c’est donc l’inquiétude et l’angoisse qui prédominent, et la dimension farcesque (l’esprit de farce) nous paraît absente. Souvent décrits avec un certain humour, les personnages novariniens, grandioses et saugrenus, semblent s’inscrire à leur tour dans une certaine tradition (peut-être moins française qu’anglo-saxonne) de l’invention de monstres venus ou pas de l’espace.

Il se peut même que les visions novariniennes du « monde d’outre-part » contribuent à modifier en profondeur (idem pour Dieu et pour la mort) notre perception de cela qu’on n’avait pas vu mais dont on parlait quand même. C’est là, en effet, un paradoxe bien extraordinaire, et qui existe depuis très longtemps : on ne les voit jamais et pourtant il existe bel et bien une authentique doxa de l’extraterrestre (qui serait vert, avec des ventouses et se déplacerait en soucoupe volante), qu’il conviendrait d’interroger et de remettre en question. Longtemps, on a commis la même erreur pour Dieu souvent assimilé à une sorte de père Noël aux airs hugoliens – mais des voix se sont élevées, notamment celle de Spinoza qui, dans L’Ethique, critiqua efficacement cette absurde humanisation. Novarina, évoquant à son tour le vide du divin et parlant de ce qu’on ne peut pas dire, continue le combat entrepris en renouant intelligemment avec la tradition ancienne de la théologie négative.

Moins conscient de ce qu’il apporte (et pour cause : ce n’est pas sa culture et il ne se pose même pas la question) en ce qui concerne la représentation de l’extraterrestre (chez lui multiforme, au corps explosé, cubiste ou sans corps ou s’étonnant de l’ordinaire humain qu’il découvre en lui), Novarina travaille également, sans sembler le savoir, à un renouvellement complet des valeurs, des catégories et des apparences du troisième type, proposant même à travers son œuvre-sphinx une nouvelle doxa martienne qui pourrait faire date dans l’histoire de la science fiction.

Notes
311.

H.G. Wells, La guerre des mondes, Gallimard, Collection 1000 soleils, Evreux, juin 1973, p. 33.