On a vu précédemment que le « déhommé » novarinien était peut-être une sorte de mutant allant vers le vrai corps (celui qu’on n’avait pas compris, pas encore réalisé), un corps capable de se dédoubler pour nous faire voir les choses autrement, en nous permettant de penser de plus loin en ayant des points de vues différents (celui du caillou, par exemple), de penser « hors d’homme » et d’avancer sur d’autres chemins.
En même temps, il semblerait qu’il y ait aussi chez Novarina toute une réflexion sur le pouvoir et la relativité de ce pouvoir : l’artiste lui-même a-t-il un vrai pouvoir sur sa création ? Maîtrise-t-il tout ? Ne peut-on pas par exemple (L.M., p. 353) avoir « peur d’un animal qu’on dessine » ? Autre aspect troublant : immergé dans le travail, Novarina constate qu’une « hyper-perception se développe » et se compare à une sorte d’homme-taupe : cette transformation le dépasse, dépasse son entendement ; il ne sait pas vraiment ce qui est à l’œuvre mais, fidèle au but qu’il se fixe (Ce dont on ne peut parler, c’est cela qu’il faut dire), essaie tout de même d’expliquer ce type de phénomène étrange.
Quant au paranormal (cf. télépathie, télékinésie, téléportation, ubiquité, lévitation, dématérialisation), il intéresse également l’auteur (ce qui nous paraît très logique), ce dernier se demandant par exemple si l’on peut « commander une autre personne que soi » (D.V., p. 82) ou si l’on peut, « par le recours de la pensée », « réduire le monde à rien » (D.V., p. 100) ou « réduire autrui en poudre » (A.I., p. 27). Autres interrogations : peut-on (J.R., p. 60) « téléphoner mentalement à sa sœur » ? Peut-on (O.I., p. 27) « [pénétrer] avec la tête dans le mystère des objets » ? Que contrôle-t-on du monde extérieur ? Sommes-nous capables de le savoir vraiment ? Jusqu’où pourrions-nous aller ? Que peut le cerveau ? Que peut le corps ? Ce sont là de grandes questions philosophiques que se posaient certes déjà Descartes et Spinoza mais il semblerait que la très bonne science-fiction puisse à l’occasion et à l’instar du théâtre novarinien, prendre le relais de la philosophie : quand on lit les textes de Jacques Sternberg, une nouvelle comme Tu brûles de Robert Schekley, des romans comme Le rasoir d’Occam de David Duncan et le Solaris de Stanislas Lem ou même un film populaire comme The Truman show (sorte de variation cinématographique sur le thème novarinien-stoïcien des rapports existant ou pas entre intérieur et extérieur), on s’aperçoit que cela arrive en effet .
La spécificité novarinienne consiste dans le caractère incongru (et souvent inutile) des pouvoirs évoqués : pêle-mêle, on pourra éjaculer par les poignets, faire marcher un pain comme si c’était un animal de cirque, parler des dents (in A.V.) ou encore « voir par les oreilles » (D.A., p. 118), « téléporter ses yeux en les envoyant « à l’ouest » (D.V., p. 216), « [jeter] des jets verts » (D.V., p. 226), « parler par l’estomac » (L.M. ; p. 344), « [penser] du ventre et [parler] des fesses » (B.C.D., p. 144), « déplacer son casque avec ses yeux » (J.R., p. 70), entendre des paroles « sans avoir d’oreilles » (D.V., p. 244), « [voir] avec [les] mains » (T.P., p. 68)» [chanter] avec les pieds » (D.V., p. 237) ou « [ranger] ses doigts dans l’ordre inverse » (D.V. ; p. 293) : « Il a le pouce à la place du p’tit doigt ». Dans Le Monologue (nouvelle éd., p. 32), on notera encore cette phrase ambiguë : « l’oreille mange le son » – il n’est pas sûr que ce soit une métaphore. Ailleurs (in O.I.), on « [pissera] l’amour par les yeux » et on aura des « bras loquaces » à la page 309 du Babil des classes dangereuses, page où il sera encore question d’un « repas rapidissime des bras ». Autres exemples, ceux-ci puisés dans Le Repas : « ventre respirant dans ma pensée » (p. 102) ou « yeux dans le ventre » et « bouche de notre langue » (p. 109).
Quand il parle de son travail, dans Le Théâtre séparé par exemple, l’auteur use également de métaphores étranges : s’il se dit que « l’œil écoute », ici l’on affirme que « [c]’est l’oreille qui écrit » (p. 24) – de même, on pourra « lire par les oreilles (p. 13), etc. Son camarade Serge Pey (dans La Main et le couteau) propose d’ailleurs des variations similaires (cf. « oreille qui voit » mais encore « mains dans les yeux » ou « bouche capable de devenir une oreille). Idem pour Jean-Luc Parant : « Nos yeux sont les narines de l’espace. L’œil de la vue est le nez du vide sans fin qui nous entoure »312 – quant à Bernadette Bost, elle développe l’idée que ce n’est pas seulement Louis qui peint mais que c’est aussi l’ouïe 313 ; de même : oreilles et âne mangent le son (novariniennement parlant). Autre correspondance à noter : avec Jarry (toujours lui), lorsqu’il écrit dans l’acte III d’Ubu roi : « […] j’ai des oneilles pour parler et vous une bouche pour m’entendre ».
Dans Le Discours aux animaux (p. 263), il semblerait qu’on puisse cumuler les pouvoirs bizarres, être un défi vivant au sens commun et « passer [sa] vie à tromper [ses] médecins » (cf. « respirer l’air par l’intestin, parler des doigts avec ma voix, flotter sur terre, marcher à planche, vivre de dos, croiser à pied l’humanité qui passe en biais »). Enfin, lapidé de « mille divers projectiles lapidants » (« pains, poteries, planches, boue par morceaux, paquets d’eau, fesseries, jets des mille choses en l’air qui zèbrent »), un des "je" du Discours aux animaux s’en sort miraculeusement : « rien ne vint sur moi tomber et aucun de ces corps jetés en objets ne chuta : tous s’envolèrent comme dissipés ! J’étais plus là sauf la lueur […] Rien qu’une horde de Jean Passé ».
A la page 34 de L’Origine rouge, l’auteur semble évoquer furtivement un thème (également abordé à la fin du Miracle de la rose) : la téléportation en pensée – permise chez Genet (s’appropriant iconoclastement une tradition médiévale) par le sentiment amoureux. Ici, il s’agira de « s’en aller au gré de [sa] vie » dans/par « l’autopensée », l’« autopensée » étant présentée comme un véhicule possiblement sacré (d’ailleurs on est « [à] genoux dans l’autopensée »), ce qui implique peut-être aussi un déplacement dans le temps. Il semblerait encore qu’on puisse, en se dédoublant phénoménologiquement (cf. « autrui le corps »), observer son propre corps et même lui parler en le dirigeant comme une âme téléguidée – idem pour des parties du corps (yeux, bras, jambes et tête notamment) qu’on pourra expulser de soi, mais sans être certain que le boomerang reviendra.
Dans L’Acte inconnu, on est « assis dans [sa] pensée » (p. 110), comme si le crâne était un cockpit et le corps un robot. Autres facultés étonnantes : « commettre » des pieds (p. 107), « s’élaguer » de ses bras (p. 12), « [disperser] les membres de [sa] pensée » (p. 109), « [mobiliser] en [soi-même] les cellules de la peur » (p. 48), etc.
Car enfin, la bizarrerie concerne aussi des choses plus intérieures – mais qui peuvent néanmoins s’exporter. Ainsi de la raison : dans L’Origine rouge (p. 76) par exemple, on se demandera « Où as-tu garé ton esprit ? », possible retravail poétique du fameux « Où avais-je la tête ? » Ailleurs (O.R., p. 19), on annoncera « je mets mon moi en mouvements dans un coin du centre béant de la tête de mon cerveau supérieur droit », métaphysique sportive rappelant un peu les exercices spirituels préconisés par Ghérasim Lucas. Ces pouvoirs impliqueront souvent un corps non-humain : « je vais porter mes trois lèvres à ma bouche incrédule » (J.R., p. 65), « Moi qui ai appris à mes deux mains à marcher, j’ai plus qu’à voir si j’ai encore aux pieds deux yeux qui parlent » (D.A., p. 292). De même, dans Le Drame de la vie, on croisera des « gens à qui seule l’embouchure faite au front permet l’émission d’opinions » (p. 289) et des personnages masochistes (« nous sommes fiers d’absorber vos insultes ») pourvus de « trous d’espérance » qui « acceptent tout ce qui se présente avec grande joie » (p. 205). Se poseront alors, éventuellement, des problèmes d’éthique : dans L’Origine rouge (p. 154), la ville de Roanne sera d’ailleurs maudite pour avoir « encouragé l’union à une femme comprenant un trou de plus que d’habitude ».
Dans Le Drame de la vie (p. 141), un autre personnage « [tente] quatre fois dont trois fois récidives de se reproduire avec sa sœur dans la bouche » (mais il s’agit sans doute d’un pervers sexuel). Un certain type de communion évoque les pratiques peut-être également sexuelles d’une secte vraiment très étrange : « Nous allons nous attacher tous un par un par les trous pour nous réunir au mystère » (D.V., p. 190). Après la mort, « les âmes se tamponnent » et « crient aux chiens » (D.V., p. 202). S’exprime sans doute ici un désir de se « déhommer » carrément ; on est pour un corps de type ovnique – mais (S., p. 108) comment « quitter mon vaisseau corporel pour de bon » ?
Les acteurs novariniens, quant à eux (et sans toutefois les comparer à des mutants) doivent s’efforcer de se mettre au diapason de cette nouvelle donne ; Claude Merlin s’en explique dans un article :
‘ Il ne s’agit pas seulement d’apprendre par la mémoire, mais aussi par les pieds, par les mains, par tous les pores : cela se déplace, s’étend, s’éloigne et réapparaît, devient une matière en expansion, comme un monde. Non, pas un monde, le monde ! 314 ’Jean-Luc Parant, « L’infini dans l’infime », Valère Novarina. Théâtres du verbe, op. cit., p. 307.
Bernadette Bost, « L’ouïe peint : la voix et la vision dans l’œuvre de Valère Novarina », La voix de Valère Novarina, op. cit., pp. 130-140.
Claude Merlin, « L’Offrande imprévisible », Valère Novarina, Théâtres du verbe, op. cit., p. 239.