3.5.7. « Au rendez-vous des aberrances » : le comique d’anomalie

Certains monstres sont des hybrides relevant en partie de l’animalité : « Voyez déjà comme ils nous saluent avec leurs trompes d’amour » (D.V., p. 24) : ici, l’éléphant humain semble surgi d’un bestiaire volodinien. Grégoire Samsa fait retour aussi (« six pattes en haut, six pattes en bas »), même si la métamorphose est ici constante : à chaque page, de nouveaux monstres (« Chien Mutant », « Hydre à 8 pattes », etc.) surgissent encore et toujours, comme autant de clowns faisant leur numéro, un numéro où ils mettent en avant ce qui les rend différents du commun et de la tribu humaine (caractéristiques, pouvoirs, anomalies, etc.). 

Dans cet univers – qui de ce point de vue ressemble beaucoup à celui de Roland Dubillard (cf. Naïves hirondelles, La Boîte à outils, etc.) –, l’étrangeté concerne aussi les objets, les vêtements, les plantes et les fruits (« mot-mangue » et autres) : c’est ainsi qu’on recense une « porte vivante » (pouvant rappeler la malle à pattes de Terry Pratchet et le bouton à cinq pattes de Raymond Roussel), que dans La Lutte des morts (p. 231), on part à la chasse aux tasses (une chasse carrollienne en diable) ou qu’on lance dans un élan performatif « Que vivent des pierres à face d’hommes » dans L’Origine rouge (p. 171). Quant à l’habillement, il doit aussi s’adapter aux morphologies : on pense notamment au « panatarlong avec un orifice pour les yeux » de la page 272 du Drame de la vie, œuvre dans laquelle on enfile des « caleçons à urgence » (p. 13) pendant que dans La Lutte des morts, on mettra une « blouse à silence » et des « socquettes à patience » (p. 515) ; ailleurs, on consigne une « banane en plastron » – et il faut peut-être voir dans les « plantes qui marchent » une allusion (une réminiscence ?) à la fin de Richard III où ce sont des arbres (et même toute une forêt) qui semblent se mettre à marcher. Enfin, on voit des « boîtes se reclouer les pattes » dans L’Acte inconnu (p. 14), etc.

Où sont les choses qui n’ont ni nom ni être ? A coup sûr : dans l’œuvre de Novarina (même si ce dernier essaie malgré tout de nommer ce qui n’existe pas) mais on aura compris qu’ici, la dimension comique était omniprésente : elle va de pair avec un certain grandiose du saugrenu, sur lequel nous reviendrons et a à voir, tout simplement, avec la façon de nommer ; ainsi des « grands yeux qui pissent l’amour », cas typique (mais renouvelant efficacement « L’œil écoute ») de l’organe qui ne fait pas ce pour quoi il est prévu ; autre aberration typiquement novarinienne : le personnage impossible, comme cet « homme divisé courant après sa tête d’homme divisé d’homme divisé courant après sa tête » (D.V., p. 285).

La dimension novarinienne est aussi cartoonesque : c’est ainsi que, dans ces pièces, le personnage fait toujours retour ; il y a un constant renouvellement des figures, de la violence comique, des gimmicks cocasses, etc. A notre humble avis, Novarina propose même, et mieux que bien des surréalistes, des effets de surprise et de surgissement dont la littérature française n’était, jusqu’à lui (sauf parfois chez Céline, Max Jacob ou Benjamin Peret), pas vraiment capable – la chose écrite (par sa nature même, son principe) rendant ce type d’effets (toujours liés à une très grande vitesse d’exécution des personnages), extraordinairement difficile à rendre sur le papier, par le mot (ce domaine là étant plutôt la chasse gardée d’un Tex Avery).