1.1. Une rhétorique résolument anti-T.V.
1.1.1. Le mépris

Dans l’histoire de la littérature, nous ne connaissons pas d’exemple d’auteurs (sauf peut-être Pasolini) dont le mépris pour la télévision ait été plus souverain. Par le procédé de l’apocope phonétique, Céline la dépréciait symboliquement en la surnommant « télévise » et redoutait avec raison la concurrence qu’elle allait faire au livre (« Les gens jouent même plus aux cartes depuis la télévision ») ; à l’occasion de pièces qui se jouèrent en Allemagne, Gatti tira sur elle à boulets rouges en mettant en scène des interviewers superficiels essayant de rendre glamour Rosa Luxembourg (mais le cynisme télévisuel sera aussi mis en scène par Norman Spinrad dans Jack Barron et l’éternité). Plus récemment, Chloé Delhaume (critiquant ce qu’elle nomme « l’ère des figurines ») l’assimile à une « boîte ogrière » dans son roman J’habite dans la télévision. Quant à l’auteur des Contes de la folie ordinaire, il prétendait ne pas comprendre un traître mot de ce que disaient journalistes et présentateurs, l’alcool fonctionnant chez cet être au fond sensible et délicat comme le moyen idéal d’échapper justement à l’éventuelle compréhension (violence, hypocrisie, magouilles en tous genres, etc.) de ce qui se passait sous ses yeux dans l’étrange lucarne – mais quand il est à jeun, voilà ce qu’y voit le narrateur-auteur :

Je n’en croyais pas mes yeux. Dire que tous ces gens ignoraient à quel point leurs visages étaient laids, nus, adipeux, dégoûtants – bafouant toute décence. […]. Leurs plaisanteries pesaient deux tonnes. […]. Je ne connaissais pas le nom de ces gens, pourtant tous étaient des vedettes célèbres. On annonçait un nom et une vague d’excitation submergeait tout le monde - sauf moi. J’arrivais pas à comprendre. J’ai eu comme un vertige. 315

Sans prétendre que le vertige qui saisit le personnage (sans doute lié au sentiment de vide et d’incompréhension) a quelque chose de novarinien, l’idée d’un vertige télévisuel comparable à l’alcoolisme mais dû à un tourbillon d’images et de mots, sera astucieusement transposé au théâtre à travers des jeux de scène sur lesquels nous reviendrons. Enfin, quitte à choquer ceux qui (malgré les Diablogues) croient qu’une forme courte telle que le sketch ne saurait, quoiqu’il arrive, présenter des qualités d’écriture, nous rapprocherons la critique novarinienne de la télévision (et de la publicité) du travail de sape (et invitant à une certaine réflexion politique) d’un comique populaire tel que Coluche qui, en utilisant bien sûr d’autres moyens (grossièreté assumée du propos, attaques ad hominem, etc.), a su dire ce qui n’allait pas : « On ne voit bien le mal de ce monde qu’à la condition de l’exagérer » disait Léon Bloy (un autre énervé, si l’on veut), et cela s’applique aussi à Céline, Novarina, Coluche, etc.

Il faudrait encore rapprocher le dramaturge de cinéastes comme Godard et Fellini qui parlent du danger que constitue cette "télé", présentée par eux comme en train de littéralement tuer le cinéma ; leur œuvre est militante : il ne veulent pas d’un homme rapetissé, s’abaissant à regarder des spectacles ineptes et non susceptibles de le faire progresser à l’image de ceux que regardent les personnages du Jardin de reconnaissance.

Notes
315.

Charles Bukowski, Au sud de nulle part, Le Livre de poche, Paris, p. 82.