1.1.2. Contre le groin

Pire donc que le « Minotaure des antres », métaphore célinienne pour le cinéma, la terrible « machine à dire Voici » est surtout un terrifiant rouleau compresseur ; pour qualifier le monstre, Novarina trouvera une autre image forte, celle du groin, comme dans ce passage judicieusement choisi pour présenter L’Origine rouge dans le cadre une brochure du Théâtre Garonne (preuve de l’importance primordiale du thème en question au sein de la pièce) :

‘Quatre fois la scène est traversée à l’improviste par LA MACHINE A DIRE VOICI. Elle nous dit ce qu’il faut penser du réel : « Comment faire pour qu’encore davantage et partout le réel pullule ? » ; c’est la « télévision » au nom trompeur : la caméra voit jamais « loin », la caméra veut vous toucher, va toujours au sang comme le groin. Elle nous intéresse au passage avec les exploits des troupes humanitaires et remplit les interstices du drame comme faisaient les anciens clowns. C’est très sciemment qu’on nous dresse un peu plus chaque jour à employer un mot pour un autre ; les jeux de mots sont « jeux de sang » et un peu partout dans le monde, on meurt par glissements de mots. Il n’y a pas d’affaire au monde plus importante que le langage. »’

Dans un article, Patricia Allio commentera à ce propos :

L’auteur réitère inlassablement la critique de la conception instrumentale du langage qui aujourd’hui prend la forme d’une apologie de la communication indiscrète que rien ne semble pouvoir arrêter ni contraindre. […]
La cible, la source ou s’alimente cette fois le comique novarinien dans L’Origine rouge est la télévision et la langue des journalistes, parce que la télévision veut « toujours toucher », parce qu’elle « va au sang comme le groin ». Les machines à dire Voici incarnent des parodies tonitruantes de ces habitus langagiers qui, habituellement, ne nous font pas même sourire tant nous y sommes habitués. C’est l’occasion pour l’auteur de déployer d’invraisemblables inventions. On assiste alors au surgissement de ces machines qui deviennent des speakers délirants débitant de fausses informations, se répétant inlassablement, telles des pendules d’où sort toujours le même semblable coucou, chaque fois comme si c’était la première fois. C’est ainsi qu’œuvre la dimension salvatrice de l’écriture novarinienne, libérant le langage de son aliénation dans la communication.
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Le but de l’auteur est au fond de remettre certaines pendules à l’heure : il cherche à nous rappeler que si les machines communiquent, l’homme parle ; il refuse qu’Adam fasse un dieu d’Audimat et de la télévision, un objet presque sacré – dans La Scène, un personnage dit même « Je le jure sur la tête de la télévision » (c’est dire l’importance de la machine ici présentée comme sacrée, au même titre qu’une Bible nouvelle). Encore une fois, Novarina n’est pas loin de la réalité, le complexe panthéon des stars et des sous-stars pouvant presque, dans son principe, nous rappeler l’Hindouisme.

Dans sa mise en scène tout à la fois originale et respectueuse du Théâtre des paroles 317 , Lydie Parisse a d’ailleurs eu l’idée de présenter la télévision comme une idole au pied de laquelle on dépose des bougies, les images défilant sur l’écran étant celles d’un match de football fameux auquel participa Michel Platini – à un autre moment nous est proposé tout un jeu de gags à partir d’une échelle, qui est peut-être celle de Jacob (nouvel exemple de porosité théâtrale réalisée entre le rire et le sacré).

Comme un dieu monstrueux, la Machine pourra aussi inquiéter ; dans Le Drame la vie par exemple, un « grand poste de télévision » est dit « jamblique » : ces « jambles » contribuent à donner d’elle une image monstrueuse tout comme, dans La Scène, le jeu de Dominique Parent : ici, quand la Machine déraille, on pense à la transformation de Jekyll en Hyde ou à l’ordinateur fou du 2001 de Stanley Kubrick – ce cinéaste, notons-le au passage, a d’ailleurs évoqué l’inquiétant pouvoir de l’image dans Orange mécanique, tout comme le fit David Cronenberg dans Videodrome : si l’approche novarinienne est a priori plus plaisante que dans ces deux films, il ne faut pas s’y fier : sa vision du problème est tout aussi implacable...

Notes
316.

Patricia Allio, « La Passion logoscopique », Valère Novarina. Théâtres du verbe, op. cit., p. 118.

317.

Ce spectacle a été crée en 2008 en présence de Valère Novarina et fut repris en 2009 à la Cave poésie de Toulouse.