1.1.4. Saint Valère contre le dragon Audimat

Ce que Novarina, entre autres, reproche à cette "T.V." dont il se méfie tant, c’est donc qu’elle « cherche avec le groin » (pour reprendre l’expression de l’auteur) et n’hésite pas à dégrader l’image de l’homme pour faire de l’audimat ; c’est ainsi que, dans La Scène, certains notables et autres responsables politiques (le président de « Profits sans frontières », notamment) « acceptent ou pas de venir devant nos caméras – faire leurs besoins », un peu comme dans ce sketch "pertinent-impertinent" des Inconnus dans lequel Didier Bourdon, jouant le rôle d’un candidat populiste participant à une émission racoleuse et désireux de remonter dans les sondages, affirme « j’ai un cucul et il m’arrive même de faire caca » afin de signifier à ses électeurs potentiels qu’au fond il est comme eux et qu’il n’est pas de ceux qui cachent la vérité... Dans un même registre flirtant rabelaisiennement avec une certaine scatologie (estimerait-il que l’ex-chanteur de Police a quelque chose de puant ?), Novarina transformera Sting en « Stink » (S., p. 101).

Vulgarité va souvent de pair avec voyeurisme et la question pédophile, notamment, sera abordée de façon violente et scabreuse, à l’image de son traitement télévisuel habituel ; après l’annonce d’une soirée au cours de laquelle nous « verrons le ministre de l’Agriculture traire une vache » (peut-être une allusion déguisée à l’intérêt, souvent brocardé par Cabu, du président Chirac pour le Salon de l’Agriculture), l’émission de débat « Jusqu’à preuve du contraire » réunira le panel des autorités compétentes sur le thème « La pédophilie est-elle un mal nécessaire ? ».

Le titre même des émissions proposées semblent marqués du sceau de la bêtise et de la médiocrité : dans Le Jardin de reconnaissance (p. 70), il y a « Je sors ma sœur » (mais aussi « Plein tarif », « La Piste aux citrouilles », « Rendez-moi mon moi » et « Dites-le deux fois deux fois ») et dans La Scène, on trouve (aux pages 100-101-102) : « Serrez les boulons, Fausse bonne surprise, Faites montez la gomme, C’est moi Brigitte, Y a rien à foutre, Cause toujours, Jusqu’à preuve du contraire, Faut pas pousser, Le vase déborde ». Encore une fois, le retravail parodique est infime : des titres comme « Faites attention à la marche, On a tout essayé, Le mieux c’est d’en parler, Le maillon faible, A prendre ou à laisser, Combien ça coûte, C’est mieux le matin, C’est au programme, C’est dans l’air, Y a que la vérité qui compte, Sans aucun doute ou Un dîner presque parfait » pourraient en effet faire l’objet d’une liste novarinienne – or, ils existent vraiment.

Ce qui peut également terrifier, c’est le côté prescripteur de la télévision et l’efficacité de cette vaste propagande : ce que dit la Machine, aux pages 113-114-115 de La Scène, équivaut à une série de nouvelles lois : comme une nouvelle religion s’inspirant de la Bible (interdits sexuels, alimentaires, etc.), elle se substitue carrément (mais de façon très naturelle) à la justice des hommes. Il lui arrive encore (comme à la fin de la pièce) de dérailler et de s’emballer comme un cheval fou, ce que Dominique Parent rend parfaitement en nous faisant rire – mais c’est un rire où entre un peu de peur car ses regards et son jeu évoquent à s’y méprendre le comportement d’un maniaque très dangereux dans le genre du Docteur Folamour de Kubrick.

En même temps, faite aussi et peut-être surtout de mots, la Machine habille l’homme (mais d’un bois d’Ithaque, d’un bois menteur) et le rassure : cela, Novarina le met en scène à travers des jeux de scène cocasses (nudité comique et honteuse de Dominique Parent ayant perdu sa bouée de bois ou victime de paroles gelées se dégelant brusquement comme autant de bulles qui éclatent autour de lui et que, dans son délire, il est le seul à entendre, etc.), comme quoi l’approche novarinienne est peut-être plus complexe et moins manichéenne que nous le pensions : si certains mots sont devenus des maux (on sait l’importance du jeu de mots pour Césaire), cela s’est parfois opéré à l’insu de l’homme.

Plus concrètement, le désir d’une T.V. de qualité était peut-être là au départ mais ce désir semble s’être considérablement émoussé et c’est justement ce que déplore l’auteur. C’est aussi (ce qu’on ne dit assez) un problème de personnes et Novarina, d’ailleurs, tel Coluche, en égratigne deux : un célèbre animateur (ici trivialement associé à un produit de vaisselle) : « Vite Lux, Pax et Paic » (A.V., p. 69) et Etienne Mougeotte qui, dans La Scène, semble se féminiser humoristiquement en « Fabienne Bougeotte » (p. 101) ; pourtant, ce sont des cas isolés, l’attaque ad hominem n’étant pas vraiment le genre de la maison, Comte-Sponville (voir Chanson Automobile déjà évoquée) constituant une autre exception.

Par ailleurs, les Machines semblent presque toujours surgir (débouler serait plus juste) à des moments où on ne les attend pas, stoppant ainsi, très souvent, la recherche métaphysique et pataphysique entreprise par les personnages : ce faisant, elles les ramènent à une brûlante actualité sociale et politique peu susceptible de nourrir leur réflexion : alors qu’ils la redressaient un peu (pour essayer d’entrevoir Dieu, etc.), elles leur (et nous) remettent la tête dans le guidon de façon très violente, sans doute pour faire d’eux de « vilains cyclistes ». Dans ces moments, tout le monde (public compris) est sommé d’écouter la bonne parole télévisuelle : elle est la nouvelle nourriture que l’homme se donne à lui-même.