1.2.2. Violence et sauvagerie

Novarina semble encore faire allusion au média maudit que semble être pour lui la télévision dans une interview qu’il accorde à Jean-Marie Thomasseau :

Je fais partie de ceux à qui reste au travers de la gorge, au sortir de ce qu’on appelle « les informations télévisées », l’escroquerie de la religion humanitaire - et son envers ou autre face : le culte idolâtrique des objets. 319

On retrouve tout naturellement l’écho de cette amertume dans L’Origine rouge avec la mention des « Médecins Sans Scrupules » (O.I., p. 36) et une phrase ambiguë voire paradoxale (« péril humanitaire ») présentée comme (in O.I.) un ajout du secrétaire de la CRAPUL (ce dernier « relançant la polémique ») : « Si le péril humanitaire persiste, nous allons droit à la catastrophe hominidienne ».

Plus loin dans l’article précédemment cité, l’auteur constate que « l’homme » se limite de plus en plus « à sa tête » ; il «se filme nuit et jour en gros plan, s’affiche partout de la même façon, se réduit à son visage et oublie l’entièreté de son corps, répète de lui-même la même image à l’infini […] »320 : on le comprend : ce que Novarina déplore, entre autres, c’est une certaine uniformisation des représentations humaines. Mais il propose, comme on va voir, une contre-attaque en règle…

C’est ainsi que, sur scène, les ballerines figurant les pantins du Vingt-heures, donnent une impression de pachydermie comique qui peut rappeler la danse des hippopotames dans le Fantasia de Walt Disney. Cette impression de pachydermie concerne surtout la place que prennent les machines sur un plateau de théâtre ; c’est une véritable invasion de l’espace scénique. Ainsi donc, jupés de bois et parlés par Audimat , ces mystérieux centaures de l’information présentent – Voici […], voici […], voici […] – une sorte de "J. T." ou, comme dans la réalité, les nouvelles concernent presque toujours en priorité des guerres particulièrement absurdes et stupides.

En outre, s’il évoque également un produit dérivé (nous pensons à une célèbre revue) de l’actuelle télévision, le mot « Voici » indique assez que la création artistique proprement dite ne peut qu’être absente de l’étrange lucarne, l’enjeu étant à la rigueur de présenter des artistes, mais qui sont juste là, eux aussi, pour présenter quelque chose qu’il n’est pas vraiment question de montrer en direct : voici le film que je vous invite à aller voir, voici une anecdote relative au tournage, voici […], voici […], voici […], etc. – telle est peut-être la raison de ce « Voici » (même si, vu ainsi, «Voici beaucoup ! » égale "Voici Très-peu !").

En somme, le dramaturge met en scène un combat entre Jean-qui-dit-Je-suis (persiste et signe, n’abdique pas comme les rhinocéros de Ionesco) et la Machine à dire la suite (ou « Voici la suite » voire « Tout’d’suit’la suit’ », comme à Canal Plus) : ce qui est très réjouissant, c’est que le représentant d’Adam, Novarina, "gagne" en la ridiculisant complètement et en mettant molièresquement tous les rieurs de son côté. Quant à Jean (/Adam), il s’affirme en tant qu’homm’je. De fait, en disant « Je suis », on (/l’homme) pose aussi quelque chose (tout comme la machine annonçant « Voici ») mais cela concerne de l’être et de l’humain : le « Voici » proposé est incomplet et sonne faux tandis que le « Je suis » est incarné, lumineux, plein, joyeux et libérateur. La proposition malhonnête du « Voici beaucoup ! » (et en filigrane : « Voici Boucot ! ») ne fait donc, in fine, pas le poids face à la grandeur du « Je suis ».

Pour en revenir un peu à l’aspect des dites machines, supposons que le bois qui les entoure correspond à la table de Mourousi ou de P.P.D.A. ; dans L’Origine rouge, cette planche entourante comme une bouée de bois n’est pas peinte mais il nous semble que si elle devait l’être, ce serait en kaki, couleur martiale par excellence et définition. Le dispositif se complexifie dans les pièces qui suivent, les tables se colorant en effet (mais pas forcément en kaki), soutenant plus d’objets et se faisant plus nombreuses : ce n’est pas pour cela qu’Adam se laissera faire – il a son mot à dire et c’est « Je suis » – tandis que la machine dit juste « Voici », "Achète", "Consomme", "Obtiens" : elle n’existe pas, elle n’a pas de visage et n’est même pas un vrai miroir. Sur la dénomination de ces machines comiques et terribles, Christine Ramat, se référant à La Scène (pp. 134-142), aura ce développement :

Comme dans le théâtre de Ionesco, l’inflation exhibe un monde hystérisé par ses propres tics communicatifs. […]. L’excès verbal, chez V. Novarina, dénonce la médiatisation absolue du réel et du langage. Dominé par l’idéologie de la communication, le texte du monde est saturé de discours et de significations qui le déréalisent. […] « Les Machines à Dire la Suite » claironnent les « Voici Beaucoup », « La Machine à dire Beaucoup » annonce « La Machine à dire Beaucoup la Suite », signalant la victoire du quantitatif sur le qualitatif. 321

Nous même reviendrons plus tard, quand il s’agira d’aborder le sujet de la nourriture industrielle (images et mangerie étant ici des thèmes très proches), sur la « victoire du quantitatif sur la qualitatif », pour reprendre les termes de Christine Ramat… Pour l’instant, évoquons cet autre aspect important (et ce nouveau paradoxe) : le ton utilisé pour annoncer les nouvelles les plus horribles pourrait presque parfois paraître enjoué ; cela concerne L’Opérette imaginaire :

‘[…] dans la nouvelle capitale de Lomaniarev-Pablanta, les énuclées se comptent désormais malheureusement hélas par dizaine de milliers ; à l’occasion des fêtes annuelles de la Bobancrasserie, plusieurs Mam’loubouchi se sont tranchés à la gorge puis pelés au couteau - et ils se comptent par plusieurs centaines de mille dont les cinq mille neuf cent quatre-vingt-dix-huit doigts rescapés ont été méthodiquement arrachés (pp. 36-37). ’

Quant aux « forces multicolores réducticéphales » (O.I., p. 36), elles désignent peut-être un tribu jivaro ; dans L’Origine rouge, les massacres continuent :

‘En Grande Vésanie et aux confins nouvellement limitrophes de la Padanie voisine, pensant exécuter impunément la motion 895 b de la CRUPAD, les Anthropopantropes Lumnotophes ont malheureusement éventré tous les partisans d’Elomire Barnolphe (p. 36).’

Dans La Scène (p. 70), c’est une même horreur comique, avec la dévoration par un amoureux éperdu de « cent vingt-quatre mains » ayant appartenu à « ses soixante-deux cousines » – comble de l’horreur : « son filleul le petit Cédric […] filmait la scène avec une caméra de location ». De même, chez Coluche, quand les avions ne s’écrasaient pas « sur les pompes à Roger Gicquel » (sic), les chiens étaient « obligés de manger des vieux » (sic) : chez l’humoriste aussi, le monde décrit était terrible (et l’horreur : constante) et décidément, il semble que s’impose le rapprochement ci-avant opéré : on pourrait presque déplorer, ouvrons cette parenthèse, que Novarina n’ait pas vraiment le statut d’un artiste populaire de type humoriste car si c’était le cas, il toucherait sans doute un public plus large que celui du théâtre ou de la poésie – mais pour cela, il faudrait peut-être (idem pour Verheggen) qu’il passe davantage à la radio et à la télévision… On voit que tout ceci est assez compliqué : comment procéder pour faire connaître une telle œuvre ? Comment la présenter sans se commettre dans un cirque médiatique que l’on critique par ailleurs et de façon si pertinente ? Il faudrait tout de même essayer de remédier au problème suivant : des pans entiers de la population ignorent jusqu’au nom de Valère Novarina… Cela pourrait passer – c’est une piste à explorer (et un travail remarquable est déjà accompli dans ce sens) – par le système scolaire (interventions, sorties avec professeur pour aller voir des pièces, atelier-théâtre, etc.), l’école étant presque obligée de jouer le rôle paradoxal d’une contre-culture tant est devenue dominante la culture télévisuelle et médiatique que dénonce l’auteur de La Scène et de L’Origine rouge.

Dans L’Acte inconnu (p. 100) et pour en revenir au texte, on va jusqu’à donner des noms de clowns aux malfaisants ; ainsi du « pédophile Murlusque » – bref, rire et horreur se côtoient pour notre plus grand plaisir (il s’agit sans doute aussi d’une catharsis). En fait, la violence dénoncée est surtout celle que reçoit dans la figure le téléspectateur de la vie réelle ici présenté comme affecté dans l’âme et criblé d’ondes négatives, victime d’une « dictature dans la tête », « bombardé de sentiments » (O.R., p. 56) et/ou « envahi par un flot de pensées antipersonnelles » (O.R., p. 108) : de fait, ces pensées sont peut-être aussi dangereuses (à terme) que les mines du même nom, le propos novarinien étant ici à rapprocher de celui d’Artaud lorsque ce dernier disait lutter contre des forces invisibles, obscures et néfastes, qui savamment lui prélevaient de l’être.

Notes
319.

Valère Novarina, « L’homme hors de lui », Europe, op. cit., p. 173.

320.

Ibid , p. 175.

321.

Christine Ramat, Valère Novarina. La comédie du verbe, op. cit., p. 186.