A l’écoute de toutes ces nouvelles invraisemblables (mais le sont-elles tant que cela ?) venues d’ailleurs, on pense tout naturellement à la toponymie inventée par Michaux – même si Céline (dans L’Eglise) et Max Jacob dans Histoire du roi Kaboul 1 er (avec les Bouloulabasses et les Balibriges) se livrèrent aussi à l’exercice.
Mettons donc en présence les peuples (?) en question : les Emmantelés, les Ombles, les Ecoravettes, les Garinavets, les Mazanites, les Hulabures, les Baulars, les Palans, les Vibres, les nans, les Ecalites, les Ourgouilles, les Halalas et les Hivinizikis sont les peuples composant en partie la Grande Garabagne tandis qu’en "Grande Pantalagne" (pour ne pas dire " Novarinie"), on recense, entre autres, les Rubates polycoprandulphes, les Protanthropes, les Gélondes, les Nitrocéphales, les Bithyastres, les Oulimixtes, les Lagides, les Labadens, les Séleucides, les Sud-Bithiniens, les Anthropopiandres, les Antropo-pithécandrulphes, les Anthropopanthropes Lumnotrophes, les Viandêmes, les Sud-Carnuthes et les Nabathéo-Nambrides.
Dans L’Eglise, Céline invente plutôt des noms de pays et de républiques) : Franconie, Caglaterre, Soviétie, République des Blagamores des Sicilies, République Tchouco-maco-bromo-crovène. Mais Novarina n’est pas en reste (O.I., p. 23 par exemple), qui en invente même beaucoup plus (pourtant : sont-ce des pays ? Ou alors des régions ? Ou bien les continents de quelque planète inconnue ? Des planètes ? Des noms d’univers parallèles ?) : Petite Grande Tartagne, Golgonie, Bélobouistan, Protosépulchrine Ouest-Ouest, République de Paranthropie-Transanthropie, Bénéluxistan, Zornie, Grande Vésanie, Padanie, Cis-Garonnie.
Après toutes ces listes, tâchons de commenter les différents traitements rhétoriques des uns et des autres ; quand Michaux met en scène des pays imaginaires322, il le fait en ethnologue (presque comme Leiris ou Levi-Strauss) : « En Immérie, le culte de la femme existe, sans aucun souci de sa personnalité et de son caractère ». Le style pourra aussi s’apparenter à celui d’un géographe : « Les Ourgouilles habitent l’embouchure du fleuve Ogal. Les Carasques, les hauts plateaux. ». En Michaux sommeillait peut-être aussi un véritable écrivain d’heroic-fantasy tant il est vrai qu’un personnage tel que le fameux Conan Le Barbare ne détonnerait pas dans la tribu des terribles « Mastadards » : « Ils combattent le tigre et le buffle à l’épieu et l’ours à la massue. Et même s’ils se trouvent sans massue, ils font face au grand velu ». Cela dit, quoique plus pacifiques que les pays novariniens, les peuples michaldiens connaissent aussi parfois la guerre ; ainsi : « Ils ont […] trois cultes. Mais les Hulabures n’en voient qu’un. Un qu’ils détestent. Les Hulabures font donc la guerre aux Mazanites», opposition ressemblant à celle qui existe (S., p. 31) entre les « Oussènes du Nord » et les « Movars du Sud, alliés aux dissidents Sangrio-Palanfieux, les uns pratiquant le rite ibitri, et les autres restés fidèles à l’ancienne coutume protovagogyrote ».
Pourtant, chez l’auteur du Jardin de reconnaissance, de L’Opérette imaginaire, de L’Origine rouge, de La Scène, de L’Acte inconnu (cinq pièces n’en faisant qu’une de ce point de vue), la rhétorique reste celle, pleine de bruit et de fureur, du journal télévisé ; et la violence, beaucoup plus que chez Michaux, nous est donc montrée, assénée, et nous assommant littéralement, par l’ubuesque bêtise qu’elle dénonce et le véritable tourbillon de mots dans lequel elle s’énonce et se déploie, presque aussi sûrement que l’énorme massue d’un Mastadard michaldien. Au bout d’un moment, on renonce à essayer de comprendre le pourquoi de toute cette sauvagerie et on préfère rire et sourire – même s’il s’agit d’un rire jaune, la réalité pouvant parfois, hélas, dépasser la science-fiction.
L’autre différence entre Michaux et Novarina, c’est que chez le premier on est sûr qu’il s’agit de peuples et de tribus tandis que, chez le second, on ne saurait en jurer car il s’agit peut-être parfois de dangereux groupuscules politiques, voire d’animaux wellsiens, de dinosaures échappés de Jurassic Park ou même d’extraterrestres à la Tim Burton. Pour Céline, c’est encore différent car il se situe clairement dans la parodie proprement dite : il transforme des noms de pays connus (et c’est cousu de fil blanc) : la Vrounze, c’est la France. Chez Novarina, pour évoquer une idée chère à Gombrowicz, nous sommes plutôt en présence de caricatures privées de leur modèle – même s’il y a des exceptions comme le Bénéluxistan (quant aux « hexagonocoles » mangeurs de grenouilles du début de La Scène, ce sont sans doute les français). Mais c’est peut-être que la lassitude de l’auteur face à l’absurdité de toutes ces questions politiques sans résolution est telle qu’il met un peu tout le monde (cf. la planète) dans le même panier, ne cherchant pas à faire des attaques ad hominem ni à établir de différences entre les pays – si c’en sont.
Quant au rythme des nouvelles débitées, c’est celui du slogan. Slogans et nouvelles se confondent d’ailleurs souvent : le slogan proprement dit est, comme le proverbe, retravaillé par l’auteur, mais dans le sens d’une injonction très forte, presque d’un ordre ; souvent, il y a juste un verbe, à l’impératif (cf. « Mangez ») et la chose à acheter/faire/consommer (cf. « des ours ») ; mais nous ne parlerons pas vraiment du slogan dans cette sous-partie dans la mesure où il concerne d’autres supports (murs, notamment) que la télévision.
Les références renvoient au recueil d’Henri Michaux intitulé Voyage en Grande Garabagne et publié chez Gallimard dans la collection « Poésie ».