2.2. « Non au travail aliéné ! »

2.2.1. Les mots en « ing »

Cette aliénation concerne en particulier le langage : on tombe, non de Charybde en Scylla, mais de "isme" en "ing". Autrement dit : les mots en "ing" – qui sont peut-être là pour cacher de nouveaux mots en "isme" – sont ici de mise : cela correspond d’ailleurs peut-être de plus en plus à une certaine réalité actuelle (cf. briefing/debriefing, teasing, piercing, making of, coaching, casting, feeling, mailing, lifting, doping, jogging, footing, forcing, name-dropping, featuring, consulting ou story telling) et fait de L’Atelier volant une pièce prémonitoire, même si Novarina n’avait pas vraiment prévu l’invasion des mots et expressions en "y" (cf. lèvres pulpy, girly, funny, cosy, sexy, funky, trashy, flashy) à laquelle on assiste "au jour d’aujourd’hui".

Ici, un mot peut donc en cacher un autre, ou même plusieurs. On pourrait presque commencer à parler d’une autre (nov/)langue, voire d’un nouveau « parling » (p. 72) et poser les prolégomènes orwelliens (cf. 1984, La ferme des animaux) d’un véritable dictionnaire Boucot/Français (qu’il faudrait ajouter au dictionnaire novarinien/ Français proposé ci-avant) :

« Recruting » : vendre sa peau à Boucot (p. 71).
« Marketing » : redonner son argent à Boucot pour essayer de récupérer les objets qu’on vient de fabriquer soi-même (p. 71).
« Jumping » : raison principale (de cause à effet) de l’épuisement chronique des employés de Boucot (p. 71).
« Vitaliting » : augmentation du rythme de travail décidé par Boucot (p. 71).
« Holding » (syn. « Planing ») : changement(s) de programme décidé(s) par Boucot (p. 71).
« Prosperiting » : remplissage des poches de Boucot (p. 71).
« Conjoncturing » (syn. « Concurrencing », « Impondérability ») : raison de la misère des employés de Boucot (p. 71) ; voir « Prosperiting ».
« Nervositing » : preuve de « vitaliting » et de « prosperiting » (p. 73).
« Conjoncturing-technicising-industriality » : raison de la « nervositing » (p. 73).

Assimilé de façon parfois grotesque, cet absurde jargon franglais qu’il s’agit d’utiliser pour être (et surtout montrer qu’on est) au diapason de l’entreprise a même tendance à contaminer le langage de tous les jours : « Je suis fatiguing et abrutising » (p. 73). La grande force politique de la pièce vient peut-être de là : si Boucot n’est pas un patron banal, c’est parce qu’il exerce aussi son pouvoir à l’extérieur de l’entreprise. Comme un soleil noir, un Dieu négatif, exigeant, tyrannique et infernal, il est omniprésent dans la vie de tous, et on retrouve sa marque (la marque du Diable ?) dans le langage même.

Pourtant le rire, lui-aussi, reste omniprésent et la novlangue à l’œuvre pourra même, par sa bêtise, sa bassesse et sa trivialité, nous rappeler certaines tentatives romaines pour pervertir les Gaulois (nous faisons allusion au jargon ridicule de Caïus Saugrenus) dans Obélix et compagnie de René Goscinny – c’est ainsi que le raisonnement « Si tu ne peux pas augmenter la production, l’offre ne pouvant satisfaire la demande, ça risque de faire chuter les cours » se transformera dans l’esprit du livreur de menhirs en « Si la demande offrée de la production satisfaite j’en fais pas assez, alors ça va faire chuter les sesterces dans la cour ». Toutefois, précisons que la différence (de taille) entre l’album et L’Atelier volant sera que, dans la pièce, l’histoire ne se terminera certainement pas, par un sympathique banquet final, les résistants se faisant même plutôt dévorer, broyer (ou pour renvoyer un peu à son nom : boulotter) par le terrifiant ogre Boucot.