2.2.2. La travaillose

Si les mots imposés par le tyran sont adoptés par les employés, certaines maladies bizarres (à l’instar de la « rhinocérite ») apparaissent comme la « nervose » (p. 78) et la « travaillose » (p. 73), dont le suffixe pourra rappeler le mot "nécrose". D’ailleurs, un nouveau type de cancer apparaît : les mains tombent et la tête est « pleine de poussière » (p. 73). A la page 46, tel employé constate : « Je m’use à la peine : chaque soir, je ramasse des miettes de chair sur mon établi, et sur le plancher des chatons de cervelle » (p. 46). A cause de cette mystérieuse travaillose (une Maladie du Travail ?), il y a non seulement perte des poils mais bel et bien perte de soi par pans entiers, kilos ; et si Madame Bouche-Plumier se met à pleurer sur le sort des employés – « Hélas quel malheur ! Ils perdent des pans entiers d’eux-mêmes, des kilos de personne » (p. 46) –, c’est pour verser des larmes de crocodile car ce qu’elle déplore peut-être surtout, c’est une future pénurie de main d’œuvre.

Devant l’affiche pornographique de « Miss Boucot », qui s’y montre « sans sa fourrure et toute crue », C. dit pourtant qu’il parvient à oublier tous les poils qu’il a perdus (et en filigrane : son temps, sa vie, sa belle jeunesse, etc.) en se faisant une raison :

‘[…] je ne sais plus d’ailleurs qui me les a enlevés… C’est la nature, je crois, elle est moderne et ne veut plus de ces broussailles, tifs et toisons où la poussière se niche. […] Quelle importance, puisque ma vie est déjà toute passée maintenant ? Exit ! ’

La perte pourra également s’expliquer par un accident de travail : « j’ai déjà eu un œil et quatre doigts coupés » (p. 46). Pour remédier à tous ces problèmes, on pourra consulter : « Docteur, tout se détruit, on ne sait plus ce qu’on produit ! Tout va de travers, il faut faire marche arrière ! Que faire ? ». Hélas pour les malheureux patients victimes de cette travaillose maudite, il semblerait que le médecin soit plutôt de mèche avec Boucot, le médicament ne contribuant pas forcément à soigner l’individu mais bien plutôt à le rendre à nouveau opérationnel, apte au service, efficace et performant.

Bref, plus qu’un passage obligé, le travail est ici un calvaire, une fatalité, une malédiction : on « gagne soixante-quinze mille » mais « sur la croix » (p. 24), c’est à dire (peut-être) cloué, aliéné, sans pouvoir en profiter. Notons que l’absurdité d’un travail qui empêche de vivre – et de vivre parmi les siens (car pendant le travail des personnages en question, leurs femmes « battent l’air » et « tourniquent au son des sifflets ») –, cette absurdité est aussi cruellement ressentie par les amers mineurs du Babil des classes dangereuses à qui l’on demande à quoi, au fond, « servent [leurs] descentes » et qui répondent (p. 226) :

‘Nous descendons engraisser le cul de nos ennemis. Nos vies sont sacrifiées, les leurs sont splendides. Ils ont des culs splendides qu’ils mettent dans des sites splendides. Mais nous aussi nous sommes splendides et nous avons de splendides culs ; bien que nos vies soient de larmes et au parcours armé de scie. Eux ont des vies rectilignes ! Nous, elle zigzague, de gauche à droite cousue, en trou de misère au bout, nous en avalons huit jours sur huit parfois huit bols.’

Cela pourra surprendre mais le Novarina de L’Atelier volant nous paraît finalement très proche du Zola de L’Assommoir et de Germinal, de Céline ou d’Armand Gatti (ou encore d’Eugène Pottier, auteur talentueux de chansons virulentes et politiques écrites à l’époque de la Commune).