2.2.4. Usine ou poulailler ?

L’Atelier volant est peut-être la pièce de Novarina où l’animalité est la plus représentée ; il faut sans doute y voir une volonté parodique de démystification, l’auteur ayant presque ici (mais plus dans le sillage d’Orwell que d’un La Fontaine) un fonctionnement de moraliste. L’employé pourra par exemple s’apparenter à un quadrumane, la différence entre les deux n’étant pas perçue par tous comme sautant aux yeux :

Boucot. - C’était un être irremplaçable. Qui le remplace ?
A. - Personne, bien sûr… En attendant, nous avons engagé un singe » (p. 78).

Notons que dans Voyage au bout de la nuit, lors de son passage dans l’enfer Ford, Bardamu se verra confronté à un Boucot américain qui lui lancera avec mépris « Ne nous parlez plus jamais de votre intelligence. C’est de chimpanzés dont nous avons besoin. » – de même, il se peut que Valère Novarina se soit souvenu du Duhamel des Scènes de la vie future (et du Chaplin des Temps modernes) pour écrire son Atelier volant.

Quoi qu’il en soit, c’est peut-être la relative balourdise du plantigrade mais aussi et surtout et sa proverbiale gourmandise qui fera dire à Boucot (s’adressant à A.) : « Ours, que louchez-vous, toujours lipper ? » (p. 138). Comme dans la nature, il pourra s’agir de se livrer à des « parades nuptiales » plus ou moins grotesques en vue de complaire – des « employés [dansant] pour le séduire » – au mâle dominant, alias Boucot ; dans une didascalie, d’autres employés, « à quatre pattes, courent, se cognent et meurent », ce qui inspirera à Madame Bouche le commentaire suivant : « Ces sorties en auto, c’est un vrai massacre de chatons. » (p. 25), comme si hommes et bêtes se confondaient dans son esprit. A la page 34, il sera question d’expressions étranges ayant un rapport avec l’animalité : « Si tu la prends à la vache et qu’elle risque de te faire le coup du chien, tu n’as qu’à préparer la taupe, tout en faisant mine de faire la vache. » (p. 34).

Pour être plus précis, c’est essentiellement à un ridicule poulailler que nous fera songer cet Atelier volant. En effet , nous voici en présence d’une véritable rhétorique de basse-cour qui pourra par moments, nous rappeler La ferme des animaux – voire le Chanteclerc d’Edmond Rostand : « Quand il sera lundi, ils auront retrouvé le chemin de l’établi, ils reviendront me manger dans la main. / Allez, allez, li-ber-té ! / Oiseaux, sortez des nasses ! » (p. 29). A la page 47, il sera fait mention de « clapiers », de « duvet » à la page 47 – et le mécontentement populaire sera assimilé, dans la même page, à un « tapage d’oiseaux ». Tel personnage se plaint : « nous en avons jusqu’au gosier » – ce qui rappelle le gavage des oies. De fait, il semble qu’on croise beaucoup d’animaux à plumes dans le "poulatelier" en question – c’est ainsi que Madame Boucot déclare à Boucot (p. 81) : « O j’ai peur […] de voir toutes nos plumes voler en fumée ». C’est que (comme pour les Ubu), peur et angoisse pourront parfois concerner le couple infernal : leur bonheur est en effet toujours menacé, précaire, ne tenant qu’à un fil ; ainsi, on se méfiera de l’étranger (« Il veut notre plumage ! ») qui « n’arrête pas de comploter » et a « juré notre perte » (p. 46).

Pourtant, le maître de ce petit monde reste bien sûr le roi Boucot ; car enfin : « c’est le bouc qui tient l’alphabet » (p. 142) – l’alphabet certes, mais aussi, semble-t-il, le boulier puisque c’est lui qui « distribue aux employés de la monnaie en grain » (p. 19). A la page 116, on accourt pour n’en pas perdre une miette en « [venant] ventre creux » pour « manger dans la main ». A un autre moment, « Boucot cot cot » est déguisé en coq gaulois ; or, il s’agit bien là, à l’instar de Footix, d’un des symboles emblématiques de la nation française – et cela, Novarina ne l’oublie pas ; ainsi :

‘Camarades, je suis catastrophé […] : je viens de recevoir un coup de téléphone très sarcastique de Berlin. C’est parce qu’on a pris du retard : on est avant-derniers. J’ai répondu que c’était mal connaître le coq gaulois, que la France n’allait pas se laisser ramollir pour si peu et que nous allions tous donner un coup de collier national, en avant ! Il faut redresser le crin ! (p. 45).’

Filant la métaphore animalière, Christine Ramat présente d’ailleurs Boucot comme un « cloueur de bec »325, ce qu’il est en effet pour tous ces ouvriers qu’il réduit au silence.

Plus indirectement, l’animalité sera encore présente dans la grotesque oraison funèbre dont se fend Boucot pour honorer la mémoire de A. : « Quoi qu’il arrive, je garderai toujours vivant en moi, le souvenir de ce chien fauché dans la fleur, victime du malaise économiaque » (p. 99), après quoi Madame Bouche enchaîne en beuglant « Pion d’ivoire, descendez au trou noir » (p. 100).

Notes
325.

Christine Ramat, Valère Novarina. La comédie du verbe, op. cit., p. 77.