2.2.5. Roublardise et mépris d’un patronat « boucotique »

Il faut reconnaître une certaine qualité à Boucot : c’est son intelligence ou plus exactement sa malice, ses talents de stratège et sa roublardise extrême (en un mot : son machiavélisme, dans le plein sens du terme) ; en cela, il diffère d’Ubu, qui est un âne bâté – en d’autres termes : si Boucot est un bouc (bête diabolique s’il en fut), Ubu n’est qu’une buse (et même une sombre buse).

Pourtant, émettons l’idée que c’est non seulement l’appât du gain, le désir de s’enrichir encore et toujours mais aussi la peur (peur de manquer, de perdre de l’argent, de mourir) qui, chez Boucot, tiennent lieu d’intelligence – « Faire dans sa culotte, c’est le commencement du génie » disait Céline, de même qu’Ubu est un « oiseau de peur » (de type hibou), pour reprendre une autre expression célinienne. Et c’est ainsi que le discours abscons d’un patron roublard pourra shakespeariennement (souvenons-nous de Brando dans Jules César), paniquement (c’est à dire : du tout au tout), faire basculer les choses en sa faveur ; à la page 61 de L’Atelier volant, il parvient même à faire douter les ouvriers de leur propre intelligence : « D. – Il a raison. A chacun sa tâche. Il est spécialiste, après tout ! On ne peut pas avoir toutes les capacités. […] ».

En fin politique, Boucot saura aussi éviter de répondre clairement à la question posée (ici : « comment le prix monte, où et pourquoi ? ») en tournant autour du pot et surtout en utilisant le charabia pseudo-mathématique d’un économiste d’opérette (charabia où les initiales jouent un rôle important) :

‘C’est assez délicat. Il est assez délicat de maintenir l’équilibre de la balance d’escompte entre le taux, le pourcentage, les charges somptuaires, les relevés effectifs, les crédits notoires, les valeurs partielles, le cours fiduciaire, la taille réelle, le salaire légal. […] je vais être plus technique. Suivez-moi bien. Prêt ? Soit une valeur V et son surplus S, sous l’intervention (inéluctable hélas !) du facteur temps, elle engendre un taux hypothétique T, lequel, se superposant à lui-même selon les lois de Finck, finit tôt ou tard par donner le jour à un bénéfice B, converti en deux parts jumelles : masse salariale et investissements productifs (p. 58).’

A l’occasion, il pourra même mettre Dieu dans la combine : à la question « Et qui possède l’or ? », il répond « Le véritable or, Dieu seul le possède ». Par sa seule parole – efficacement médiatisée (comme surent le faire en leurs temps Hitler, Mussolini ou Franco) –, le rusé Boucot s’apparente également à une sorte de Merlin l’Endormeur, à un néfaste Marchand de Sable lançant de la poudre aux yeux et capable de faire se taire les employés qui récalcitrent (l’endormissement pouvant, comme ici, être causé par le visionnage d’un mélo sirupeux mettant en scène le couple maudit) :

Fin du film. Réflexions de spectateurs :
D. - Quelle élégance !
E. - Deux heures / de vie intérieure / cultivent / le cœur animal.
Lancer du drap : M. et Madame Boucot prennent un grand rideau et l’étendent sur les employés endormis.

Dans son article Le carnaval des langues, Christine Ramat insistera sur l’importance politique (parole étant, pour Boucot, synonyme de pouvoir) de la maîtrise rhétorique :

Comme Ubu, le patron Boucot est un avatar de l’ogre. […] Mais ce qui fait l’originalité de Boucot par rapport à Ubu, c’est son nom. […]. Si Ubu pouvait se résumer à son ventre, Boucot se réduit à une embouchure. Une grande gueule vociférante engloutissant sur son passage tous les discours mal embouchés. D’emblée, la lutte des classes se déplace donc dans la langue. Comme le souligne J.-P. Sarrazac : en l’espace de quelques tableaux, on passe « du théâtre de l’économie » à « l’économie du théâtre de la langue ». Boucot-Bouche sont les allégories grotesques du pouvoir linguistique aliénant. La fable qui les met en scène, organise un grand carnaval de la langue dominante où défilent tous les clichés du dressage linguistique. Placer la question politique dans une mise en crise de la langue dominante inscrit d’emblée l’enjeu de cette première pièce dans le contexte des avant-gardes poétiques des années 70. C. Prigent salue la pièce comme une résistance « aux pratiques novlangues » des pouvoirs politiques, idéologiques et culturels. 326

La maîtrise de la langue constitue clairement un enjeu de pouvoir : « Du pain et des jeux » était aussi une formule, des mots, des « paroles ailées » ; c’est donc en premier lieu, pour commencer, par la langue qu’il s’agit de « tenir le loup » (A.V., p. 49) voire de mettre le monstre (soit pour Boucot : le peuple) dans sa poche et/ou à distance. Dans un même ordre d’idées, pour des raisons de basse politique, Boucot, rhéteur passable, saura parfois mettre de l’eau dans son vin et prendre quelques petites précautions oratoires avant de cracher directement son mépris à la face de ses employés : « Cher peuple, vous êtes bien sympathiques, mais vous êtes tous bouchés et ultra-clos » (p. 61).

Ici, en "haut lieu", on fera tout pour remettre le peuple à sa place, le recadrer : « quittez votre cime et revenez au rang reprendre vos assises, retrouver vos dessous » (p. 145) ; quant à la phrase hautaine de Madame Bouche « Je suis trop haute pour un homme si bas » (p. 134), ne semble-t-elle pas annoncer dans une certaine mesure un clivage (cf. haut/bas), rhétoriquement très à la mode dans le paysage politique français de ce début de XXIème siècle ?

Dans L’Atelier volant de Novarina, condescendance et populisme cachent mal un mépris profond (et une sorte de peur diffuse) du peuple (qui ne demande, lui, qu’à sortir de ses gonds) : « B et Le Docteur. – Allez, fais pas l’con, reste dans ta nature, Bob ! » (p. 146). De même, on pourra lire à la page 58 : « La finance n’est guère accessible au non-spécialiste qui risque fort de s’y brûler le duvet ».

Dans Le Babil des classes dangereuses aussi (où Bouche est un personnage central), le pouvoir en place se méfie comme de la peste des progrès (langagiers, de compréhension) réalisés par les masses laborieuses et potentiellement dangereuses : « Le frein faut mettre aux radotons des bouches sans fin où leurs langues claquent » (p. 310) ; dans cette pièce, le clivage est simple et la frontière, tout à fait nette : d’un côté, il y a le « peuple à bras courts » décrit comme « [âpre] toujours à la tâche à rabattre » (p. 290) et de l’autre, il y a Bouche « dansant les quadrilles » avec Oreille, Pied et Main.

Pour en revenir à notre mini-étude comparée entre Ubu roi et L’Atelier volant, nous affirmerons, après Christine Ramat, que c’est aussi dans la manière ultra-brutale dont il s’adresse à ses employés que Boucot pourra faire songer au tyran crée par Jarry – dans une phrase comme « Vas-tu produire, bougre ? », certes ; mais encore dans « Travailleurs de mes couilles » (p. 42) et dans : « Vous comprenez, avec cette crise du dollar, nous ne pouvons vraiment pas augmenter des porcs aussi porcs que vous » (p. 47). Violent, il l’est aussi lorsqu’il parle d’eux (« Les ai-je suffisamment radotés ? » s’inquiète-t-il à la page 61) ou lorsqu’il déclare dès la page 14 : « Je leur bouche la gueule de pain quotidien » – ici, convenons-en, on est à mille lieues de l’altruiste « Prenez et mangez » de la tradition chrétienne…

Pour l’ignoble Boucot, l’accent est assimilé à un défaut de prononciation et le manque de vocabulaire, à un défaut d’intelligence ; et pourtant, la France d’en bas se rebiffe et sait avoir de la répartie : « A qui sourit de ma panne de vocables, je dis : j’en sais toujours assez pour dire où est le Nord et où le Sud » (p. 143).

Notes
326.

Chistine Ramat, « Le carnaval des langues », Le théâtre deValère Novarina, op. cit., pp. 94-95.