2.2.6. La révolte : un feu de paille

Face à toute cette violence boucotique, il ne faudrait pas croire qu’on n’oppose rien : Novarina, on l’aura compris, est tout sauf un auteur manichéen et les employés qu’il met en scène sont loin d’être des chiffes molles ; bref, une résistance s’organise – "comme en 40 !", pourrait-on dire. On se prend même à penser que Jean-Pierre Sarrazac avait bien raison de voir dans L’Atelier volant une « comédie de mai 68 » et qu’on aurait presque pu, à l’époque et à côté des slogans situ, brandir dans la rue des pancartes novariniennes ; ainsi :

« La vie est mal organisée » (p. 142)
« Réclamons la fin des manigances » (p. 142)
« Nous travaillons beaucoup pour du blanc » (p. 67)

Du reste, cela concerne d’autres pièces : « Tout travail est comique » (D.V., p. 276), « Faut qu’urge la fin du syste » (in L. A.), etc. Car enfin, ces employés-là ne sont certainement pas des imbéciles (ou disons : pas tous et pas toujours). Par exemple, ils comprennent parfaitement que s’en prendre à l’argent de Boucot, c’est s’en prendre à son corps et c’est pourquoi, au lieu de chanter "Le peuple aura ta peau", ils inventent « Boucot, on va t’ouvrir les capitaux » (p. 48) comme s’il s’agissait de lui trancher les veines.

Ajoutons, sans aucune volonté de plaisanterie facile que, de ce point de vue, Boucot ressemble décidément beaucoup au personnage, inventé par Walt Disney, de l’Oncle Picsou, l’énorme différence étant que cet avatar de Donald Duck a de petits éclairs de bonté qui le rendraient presque sympathique, attendrissant (surtout si l’on aime les canards) tandis que le Picsou novarinien, Boucot, est un "salaud" intégral à qui l’on n’arrive pas (comme, parfois, peut-être, pour Harpagon) à trouver d’ excuses, et sur le sort duquel l’on ne saurait s’apitoyer.

Aussi bien, on pourrait estimer que L’Atelier volant ressemble beaucoup aux Cantos car le projet de Pound dans ce livre-monde était entre autres de montrer l’importance décisive de l’argent dans l’histoire de l’humanité (que ce soit en Chine, en Amérique ou en Europe) : légèrement moins ambitieux, Novarina prend une loupe et étudie les mécanismes économiques à l’œuvre dans le contexte d’une entreprise qui n’est imaginaire (cf. adjectif « volant » appliqué à « Atelier ») qu’en partie. La morale qu’il s’agit d’en tirer est aussi pessimiste que chez Pound mais les lueurs d’espoir sont tout de même beaucoup plus nombreuses chez Novarina, qui n’a pas le cynisme de l’auteur américain.

Lucide, ayant réfléchi sur sa condition, l’ouvrier novarinien ne peut que constater sa propre aliénation sociale : « Je suis son guignol. Boucot tire mes ficelles et ramasse mes produits […] j’entasse marmot sur marmot. ». De même, contrairement aux tentatives de Boucot pour l’embrouiller avec ses mots en "ing", l’employé C. a finalement l’esprit plutôt clair, qui, au fond, comprend parfaitement ce que signifie et ce que cache ce jargon grotesque : « c’est toujours pour moi marketing, recruting-jumping, vitaliting et imponderability ; tandis que vous c’est automatiquement prospériting. Je n’arrive pas à m’enlever ça de la tête ; vous voyez ce que je veux dire ? », ce à quoi Boucot répond bien sûr « Pas du tout. Vous n’êtes pas clair ».

Signalons enfin que les plaintes des employés de L’Atelier volant se retrouvent parfois un peu dans Le Babil des classes dangereuses – « Ah que je suis mal content de ma vie de trajet à stations ridicules » (p. 239) – et même dans Le Drame de la vie – « Ils m’ont frappé, ils m’ont épluché le duvet… Oh, j’étais trop tendre ! » (p. 141) –, pièce où il sera peut-être aussi fait allusion (p. 12) au risque et au danger qu’impliquent presque toujours révoltes et révolutions : « Quand il parle, les balles lui répondent. S’il se tait, les balles se taisent. »