Dans L’Atelier volant, Novarina retravaille comiquement l’histoire en inventant pataphysiquement des événements marquants quoique n’ayant pas eu lieu (ou du moins : pas à notre connaissance) comme la « fin tragique de la République de Biarritz » (p. 61) ou (in D.A., p. 294) le « blocus de Gonessse » – quant aux « Poilus de 14 », ils deviennent les « Croqués de 18 ». On mentionnera aussi un plus plausible « Tribunal d’Assise de Verdun » à la page 185 du Drame de la vie. Certains noms, d’hommes ou de lieux qui ont marqué l’histoire du monde, feront l’objet d’apocopes ; c’est le cas de « Mussoli » (D.V., p. 36) et de « Stalingre » (D.V., p. 35), qui sonne un peu comme « malingre ». Pour le « maréchal Pétal » (in D.V.) et selon Clément Rosset , le nom « évoque à la fois Pétain, putain, péter, pétale, pédale »327. Le mot se transforme encore dans La Scène (p. 19), que l’on met phonétiquement au pluriel (c’était déjà le cas dans La Chair de l’homme, p. 324) et que l’on intègre à une liste évoquant celles de la Bible – on parlera en effet du « Maréchal Péto qui engendra Mélanie et Maximin qui engendra Ménandre », etc.
Dans La Lutte des morts, on évoque implicitement la Révolution Française : il semble en effet que l’ombre de la guillotine, nommée par périphrases (« Funèbre à Guillotin », etc.), soit omniprésente, ne serait-ce que dans l’exécution de Buffet qui « monte au guillot » ou dans l’image d’une nuit-couperet qui « tombe trop fort ») : en cela, l’auteur s’inscrit dans une certaine tradition littéraire, le thème de la guillotine ayant aussi été abordé par Balzac, Villiers de L’Isle Adam, Nodier, Dumas et Petrus Borel.
D’autres époques sont évoquées : dans Le Discours aux animaux par exemple, on croise un « Spartagème » qui évoque les stratagèmes d’un Spartacus désireux de gagner sa liberté. De même, dans Le Drame de la vie, Napoléon devient « Sapoléon », « Sapolin », « Homme Sapoli » ou « Homme Sapolé », le nom de l’empereur étant imperceptiblement rapproché de malpoli, de galopin, de soupe au lait et de Salopard. Ailleurs, dans d’autres œuvres, on évoque d’autres personnages historiquement importants comme « Saint Louis » (A.V., p. 25) et « Lincoln » (B.C.D., p. 225). On peut encore estimer que L’Atelier volant est une pièce sur l’apogée du taylorisme (d’ailleurs, l’enfer Ford décrit par Céline dans Voyage au bout de la nuit ressemble grandement à l’usine dirigée par Boucot). Enfin, certaines figures illustres de la littérature seront présentés bizarrement dans Vous qui habitez le temps, dans « Bol-Césaire » par exemple (p. 43) ou à travers des toponymes étranges comme « square Jean-Paul Sartre » (p. 40) et « rue Square-Jean-Paul-Buse » (p. 52) – chez Vian, c’était Jean-Sol Partre.
Point très important (et nouvelle correspondance avec Céline), il nous semble évident que la seconde guerre mondiale obsède littéralement l’auteur ; dans Le Drame de la vie par exemple, il évoque crypto-ponctuellement la rafle du Vél d’Hiv et s’inquiète assez souvent (dans Le Drame de la vie mais aussi dans La Lutte des morts ou Lumières du corps) de mystérieuses « forces ailées » (avions de chasse, bombardiers ou oiseaux de type hitchcockien) qui ne demandent qu’à décoller pour fondre sur nos têtes. « On entend de la mitraillade » à la page 519 de La Lutte des morts (page où l’on parle aussi d’» Allemands » qui « vont venir ») et, dans la même œuvre (p. 526), on lance encore un terrible « Aux douches » au sens glaçant et ambigu. A la page 31 du Drame de la vie, « Champalocien et Tagan évoquent le bon temps du départ des Allemands et comme on installa Vincent Auriol. Les gens qui aident l’exécution sont des Anciens qui se sont connus en captivité ». Plus loin, la mention d’une sorte d’usine à savon pourra faire passer comme un frisson désagréable dans le contexte d’une pièce qui reste malgré tout comique – c’est qu’il y a toujours chez l’auteur la volonté de faire se mêler le rire et l’horreur. Enfin, à la page 158, le « bombardement d’Evreux » est « couvert par l’accordéon » et on parlera d’un « chien inconnu » à la page 21 de La Scène. Quant au Général Québec (in L.M.), c’est peut-être une allusion à De Gaulle et à son fameux « Vive le Québec libre », un peu comme si l’on était en présence d’un raccourci très cavalier (à moins qu’il ne s’agisse d’un cas de métonymie "inconnu au bataillon"). L’armée est parfois moquée et en général, cela passe par l’onomastique – cf. « Caporal Trope » (V.Q., p. 57) – ou par le retravail d’expressions – on pense notamment à « rengager dans les logiques » (D.A., p. 266), etc. Quant au passé colonial, il est présenté de la sorte : « nos anciennes colonies » ont pour noms "La Baumide, La Néfridie, les Dépositoirs des Baux Internationaux" » (V.Q., p. 73). Concernant le rapport de Novarina à la deuxième guerre mondiale, notons encore ceci :
‘ Je suis né dans une langue occupée. Mes manuscrits s’arrêtent toujours à 39 ou 42 : 139 pages pour La Lutte des morts, 242 pour ce que j’écris aujourd’hui. 328 ’C’est tout dire de l’importance de la période du point de vue de l’auteur, cette importance se retrouvant dans l’œuvre (mais de façon parfois cryptée). Pour résumer, c’est là un passé qui ne passe pas : « On retrouva partout mes plombs à l’ancienne guerre » (D.A., p. 40), etc.
Dans L’Acte inconnu (en plus d’une possible allusion à Roland avec les oliphants de la page 20), il semblerait qu’il soit question de l’antiquité (cf. peuples, tribus et dieux en bois : Azor, Boulga, Tubal, etc.) mais d’une antiquité très proche de notre actualité (guerres absurdes, etc.). De plus (sauf pour les Daces et quelques autres), certains noms rappellent vaguement "Babylone", "Sicambres", etc. (bref des noms de peuples et/ou de civilisations ayant vraiment existé) : là encore, tout n’est donc jamais complètement imaginaire. Si l’humour est là, subsiste malgré tout un certain réalisme dans les évocations proposées, les récits en question relevant peu ou prou du cours d’histoire et/ou du journal télévisé.
Imaginaire, histoire et actualité : tout cela se confond donc un peu et pourtant, le but reste de se moquer de l’absurdité des guerres actuelles en parlant de celles (ici plus ou moins authentiques) qui eurent lieu dans le passé : ces dernières expliquent d’ailleurs peut-être – c’est, semble-t-il, l’avis de Novarina – un certain chaos actuel. Et pourtant, là encore, tout passe par l’humour, un peu comme dans cet album d’Astérix où les Gaulois sont tour à tour attaqués par des Sumériens les ayant confondus avec des Akkadiens, des Akkadiens les ayant pris pour des Hittites, des Hittites ayant cru qu’ils étaient Assyriens et des Assyriens qui pensaient s’en prendre à des Mèdes (cf. L’Odyssée d’Astérix) : s’il faut oser ce type de rapprochement, c’est que cela nous permet de situer l’auteur rhétoriquement, le comique novarinien étant objectivement souvent très proche de l’esprit potache à l’œuvre chez Goscinny, Franquin, Gotlib, Goossens, etc.
Cela posé, l’esprit est-il si potache ? La question se pose : rappeler (fût-ce humoristiquement) d’anciennes guerres pour expliquer ce qui se passe aujourd’hui est presque une démarche d’historien ; ce qui est sûr, c’est que l’auteur nous paraît tout à fait très sérieux lorsqu’il explique dans la revue Mouvement :
‘ […] c’est toujours ce dont on ne veut pas se souvenir qui vous agit… En France, on étudie sans fin les trois dernières républiques et l’on passe une demi-matinée sur l’empire byzantin sans lequel l’Europe ne peut être pensée. Pour comprendre quelque chose aux guerres menées dans les Balkans, il est indispensable de ne pas oublier le trauma […] que fut le sac de Constantinople par les Croisés. A Gaza, il faut se souvenir des anciens Philistins d’où vient le mot Palestine… Il y a une amnésie dans l’enseignement de l’histoire qui est terrifiante […]. 329 ’Clément Rosset, « Le syndrome Novarina », Valère Novarina. Théâtres du verbe, op. cit., p. 287.
Valère Novarina, « Théâtre séparé » (réponses à huit questions de Philippe di Meo), Le vrai sang, p. 15.
Valère Novarina, « La combustion des mots et le sacrifice comique de l’acteur », Mouvement, op. cit., pp. 26-27.