3.4. Administration et opiniocratie

On a vu que les « enfances d’inscription » s’appliquaient peut-être aux tracasseries administratives qui commencent pour tous dès l’école primaire (orientations, niveaux, emploi du temps, cahier de texte, bulletins à faire signer par les parents, etc.) mais ce n’est pas la seule pique aux « scolaires » et autres « Hommes de Societ ». Ici en effet, ce qu’on présente à la fin d’une lettre, c’est « l’expression de ses sentiments colorés », façon de poétiser ce qui, a priori, l’est difficilement.

L’administration est encore moquée, à travers ce formulaire (?) de la page 22 de Vous qui habitez le temps où, comme frappé d’amnésie, un personnage semble demander à un préposé-guichetier :

‘Dites d’abord si mon nom est vraiment Jean Véto ou si non. S’il ne l’est pas, affirmez moi. Cochez en nul si c’est pas le cas. ’

Pour illustrer l’idée que le registre novarinien, malgré une possible critique sous- jacente, est également comique, nous ferons, quitte à choquer un peu, encore appel à Goscinny et à Uderzo mettant en scène dans Astérix et le chaudron un poseur de questions tout à fait novarinien :

Expliquer : I – Les raisons de notre arrêt, II – Retrancher ces raisons, III – Poursuivre notre route
Etes-vous : a) de simples passants ?, b) animés de sentiments amicaux ?, c) des bandits ?
Avertissement sans frais : Ne touchez pas à nos personnes physiques. Toute réclamation doit être adressée à César, Jules, à Rome.

Dans cette planche très drôle, l’enjeu est, semble-t-il, le même : se moquer de ces réflexes administratifs qui pour certains « Hommes de Societ » sont devenus une seconde nature – au fond, ce qui est ici mis en scène, c’est une forme terrible de déshumanisation, un peu comme si Boucot avait réussi son coup et gagné la partie. Dans L’Origine rouge (p. 69), il y a un autre formulaire (un sondage ? un Q.C.M. ?), concernant Dieu :

‘Et maintenant, si j’vous dis « Dieu est petit » : êtes-vous d’accord, moyennement d’accord, plutôt pas d’accord, totalement équidistante entre d’accord et pas d’accord, penchant plutôt vers pas d’accord, occasionnellement sans opinion, de toute façon, plutôt pas d’accord du tout, pas d’accord du tout ou absolument pas d’accord du tout.’

Aux pages 166 et 167 de L’Opérette imaginaire, on pourra lire le résultat de ce type de sondage :

‘14 pour cent du peuple apprécient le dulcocinax, 2 pour cent pensent que Jeanjean Bamblodère est lucratif, 13 pour cent consomment du carbolopétrax, 3 pour cent estiment que tout ce qui est signé Jean Bamblodusse est parfaitement roboratif.’

On notera au passage une rime croisée originale en ax/ratif/ax/ratif ; mais le (?) sondage n’est pas terminé : « 50, 02 pour cent s’étonnent qu’il y ait quelque chose plutôt que rien […], 0, 02 pour cent mangent onze biscottes, 19 pour cent disent éprouver dans l’homme un froid polaire». Pourtant, une certaine poésie se dégage parfois ; dans « 1 pour cent éprouve couvercle », on retrouve un peu le « ciel bas et lourd » de Baudelaire… Enfin, le peuple « [approuvant] à 11pour cent la façon dont il est sondé » mais « 98 pour cent [demandant] qu’on leur refasse immédiatement le sondage », il y a un nouveau projet de « sondage sur ce peuple afin de savoir ce que le peuple veut dire »…

Dans La Scène (p. 132), il y encore un sondage absurde : 71% des français estiment avoir dépassé leur date de naissance. Ces sondages sont une autre manière de montrer en quoi l’homme est cerné, piégé par Boucot. Dans L’Acte inconnu enfin (pp. 113-114), on a une liste de questions stupides, posées par le Logologue (« Avez-vous tendance à remettre les choses à plus tard pour découvrir ensuite qu’il est trop tard ? Mangez-vous lentement ? », « Vous couchez-vous lorsque vous le voulez ou plutôt parce que c’est l’heure d’y aller ?) et qui pourraient figurer dans un sondage inquisiteur.