3.5. L’autocratie

Les caisses "art brut" du début de La Scène sont une manière très drôle de mettre en scène des automobilistes fiers d’être français :

‘Nous les français, nous avons de plus en plus de chiens canins et de plus en plus d’automoubeuglantes : nous mettons les chiens canins dans les autos, puis nous hissons le drapeau français dessus et nous prenons trois fois du Perbulium » (p. 14). ’

C’est une entâme de pièce très drôle, les dialogues étant surréalistes en diable (« dites stop au feu rouge », etc.) et les conducteurs des caisses passablement ridicules. Tout comme Céline et Raymond Devos, Novarina se moque donc volontiers du tout-auto : s’il peut y avoir chez lui des mangeurs de « oitures » (autophages donc), on croise également dans son œuvre des « Autocrates », mot semblant indiquer une suprématie et une forme de mépris pour tout ce qui n’est pas sur quatre roues. Dans Le Drame de la vie par exemple, « l’Autocrate » est responsable de la station-service de Bidon. (p. 142) et les carburants utilisés sont des essences de science-fiction : le « gazéol », le « gazola », « l’extrain », etc. L’impression de science-fiction se retrouve dans Je suis où s’il y a des feux rouges et des feux verts, il y en a aussi des blancs et des bleus. (p. 90).

Si nous évoquons souvent (trop peut-être, de l’avis de certains) le huitième art dans cette thèse, c’est parce que le travail "poéticomique" d’un Franquin peut rejoindre celui du dramaturge, les amateurs se souvenant sans doute d’une planche à caractère onirique où l’on voit Gaston Lagaffe se servir de pommes vertes, oranges et rouges comme autant d’écologiques piles servant à allumer un feu ne marchant plus ; ce gag coloré et plein de poésie n’a-t-il pas son équivalent chez Novarina ? Hélas, le changement de feu effectué par le « soldat Baudinat » se termine tragiquement par la mort, pourtant comique, de ce dernier (J.S., p. 164) ; en effet, le métier de « cloueur de Stop »/ « déremplaceur de feux » (ceci habillé en « costume orange-marron ») comporte certains risques. Pour finir : « le feu vert verdit et toutes les autos partuirent… Et il n’y avait plus de sécurité. […] Alors je mourus cada, tout le long du jour épatant ». Puis, le mort comique conclut avec une sorte d’amertume (le mot sera utilisé deux répliques plus loin) dans la voix :

‘J’ai été donc écrasé pour rien, ici, à l’emplacement où vous verrez, à la fin, cette croix. Un restaurant a été ici édifié, puis une chaîne Hurlodîne, puis Micamax… Elle s’est élevée maintenant l’heure de notre chute. Parmi l’humanité qui mange rien que des cailloux. Si c’est pas du pain, en guise de rien. (p. 164). ’

Piètre consolation, un personnage au nom cependant engageant (cf. « LA SINCERITE ») s’approche et dit « Tenez, je vous donne ceci en guise de rien. », ce à quoi, poli, le mort répond « Merci pour ceci en guise » ; certes, cela ne veut pas dire grand chose, mais il n’empêche que cette scène reste une des plus lisibles de Je suis. Dans un même ordre d’idées, la station-service est un des seuls lieux dont on soit certain chez Novarina. Un des seules scènes à peu près compréhensible (et encore est-ce si sûr ?) du Drame de la vie se déroule d’ailleurs dans une station-service.

L’immatriculation concerne bien sûr les voitures mais également les hommes : non seulement (ce qui est somme toute à peu près normal) à travers leurs cartes multiples et autres numéros de téléphone mais aussi (ce qui l’est peut-être un peu moins) à travers leurs noms : « j’épousai la personne 2. 34. 04. 99. 140. 003. Actuellement en affreux lambeaux. » (J.S., p. 115). Je suis n’est pourtant pas la seule pièce où le thème est traité ; dans Le Drame de la vie par exemple, il semble que les voitures se comportent comme des êtres humains : « Entre une Mercedes » (p. 145) et : « toutes leurs automobiles sont effrayés par la lenteur qu’il faut aujourd’hui pour traverser la rue » (p. 220) ; c’est un phénomène de vases communicants : la machine s’humanise tandis que l’homme s’immatricularise de façon inexorable.