3.6. Le matraquage publicitaire : « Y a trop de tout ! »

Quant au matraquage publicitaire, il est surtout présent dans Le Babil des classes dangereuses, Le Jardin de reconnaissance, L’Origine rouge et L’Opérette imaginaire. Si nous n’en avons pas trop parlé dans la partie concernant la télévision, c’est que cette "pub" est partout, surgissant de nulle part, que ce soit dans nos vies ou dans les pièces de Novarina : affiches gigantesques, au dos des bus, sur les côtés, dans les abri-bus, multiplicité et récurrence des spots de radio, papiers distribuées dans les boites aux lettres, coincés sous un essuie-glace, ventes par correspondance, par téléphones, démonstrations de représentants, semaines commerciales, réclames d’animateurs dans les grandes surfaces, soldes sur tout, affaires à ne pas manquer, etc.

Bref, le théâtre novarinien rend compte (en l’outrant vraiment ?) de cette fantastique omniprésence publicitaire : soit le spot s’immisce (sans prévenir) dans un mouvement qui concernait tout autre chose, soit on groupe et il y a des listes (comme de futures courses à faire) ; ainsi, dans L’Opérette imaginaire (p. 38) :

‘Buvez Grumeau ! […] Mangez Bolix ! […] Roulez Glyphosphère ! […] Vivez Rama ! Souffrez Santulphe ! […] Visez Urdule ! […] Voyez Villefroide ! Souviens-toi Horlopidurche ! Rescape Largau-Plage ! Vis chez U et U ! Mange Polodion ! Avoue Smic-Smac ! Achetez Moisi ! Placez chez Positif ! Profitez Gumesec ! Votez Marcel ! Nous-mêmes ! Mangez des ours ! Choisissez Plongeon ! Vivez la vie de chez Jean-Jean Vitaly, elle est bonne ! Revotez Pantoute ! Suivez Ci-gît : votre assassin vous veut du bien ! Allez toujours vers Pothidorama ! Roulez gros-tube ! Dormez de marbre !’

En fait, les slogans concernent un peu tout et n’importe quoi ; mais c’est peut-être que tout est mis dans le même panier – de la ménagère en l’occurrence. Et c’est ainsi que le sac à provisions est plein des produits « Grumeau », « Bolix », « Moisi », « Polodion » mais que la tête aussi est pleine de projets d’achats futurs (chez Jean-Jean Vitaly, chez U et U, Pothidorama) de voyages fabuleux (cf. Villefroide, Largau-Plage) et d’intentions de vote (pour Marcel ou Pantoute). Les Machines à dire Voici de L’Origine rouge ne sont pas en reste, qui nous proposent pêle-mêle :

‘[…] imaginez-vous en ça ! roulez confort potable grâce à ceca ! mangez prolixe ! vivez gros ! […] mangez des œufs de chez la marquise Borqui ! soyez rares ! changez de viande ! […] dégustez Marcel Pantox ! susurrez Pintadeau ! dormez Zébulgaz ! […] changez de sac ! chopez la choperie, chopez à la chopette, houspinez choup’ ! […] vivez sans la porte ! osez l’espérance ! […] mourrez sobre ! datez du jour ! […] sabrez les gens qui passent ! choisissez la viande qui marche ! passez-vous par la fenêtre ! jaunissez bleu ! serrez-vous les uns contre les autres ! pétez de soie ! […] écoutez vos oreilles : pantalonisez chez monsieur Pantalon et ne subissez plus qu’il vous choisisse un autre qu’un véritable Marcel à Cocarde ! […] bravo la viande ! acceptez-vous ! videz vos boîtes dans vous-mêmes ! mastiquez mâchoires ! propulsez ci-joint ! munissez-vous ! choisissez deux fois Marcel à cocarde ! choisissez la viande de chez Viandue ! (pp. 58-59-60-61). ’

Dans cette série, « bravo la viande ! » a un statut particulier puisqu’il s’agit d’un ready-made, le slogan existant déjà (s’il faut en croire l’auteur) et ayant même (ce que nous lui apprendrons peut-être) deux variantes également drôles et tout aussi authentiques : « Bravo le veau » et « Merci la mer ! », la première de ces publicités nous incitant d’ailleurs, très novariniennement, à "veauter le veau".

Dans L’Acte inconnu (p. 73), autre exemple de télescopage, des publicités pour des produits canins (« Hyper-dog régale le compagnon ») s’immiscent tout naturellement dans des séries de slogans politiques : là encore, Coluche n’est pas loin (le dispositif rappellant le fameux « Schmilblic ») et les Inconnus non plus (assumons de faire allusion à des humoristiques, surtout quand ils sont talentueux), eux qui se transformèrent, le temps d’un sketch, en publicistes toxicomanes inventant des slogans politiques en retravaillant des publicités pour le papier hygiénique (« Jacques Beauregard : souple et solide à la fois ») ; Novarina se situe clairement dans une même veine, rabelaisienne et molièresquement farcesque : l’homme (politique ou pas) est ramené à un produit trivial mais cette dérive est implicitement dénoncée grâce à l’humour et à la parodie – il nous semble que Vinaver procède de même (dans Par-dessus bord notamment) mais en mettant peut-être plus en avant la dimension sociale et politique (et en allant plus loin dans l’analyse des conséquences de l’aliénation) : une étude comparée des deux approches nous paraîtrait intéressante. Dans un poème intitulé De son goût pour les spots publicitaires les plus consommés, Jean-Pierre Verheggen nous propose une sorte de "liste"  assez novarinienne (il y "verbe" comme lui : « [d’ânonner] », « bisonner fûté », « margouler malfrat ») de conseils comme « pique-niquer malin », « être moins manchot que son voisin », « [acheter] finaud », « positiver ses crachats », « baiser champion », « éjaculer peinard », « penser filou » et « jouir vicelard ». Aussi bien, on pourrait considérer que cette liste hétéroclite dressée par la romancière-performeuse Chloé Delhaume est tout à fait comparable à celles que nous propose Valère Novarina  :

Les écrans de pub sont nombreux, leurs horaires similaires, changer de chaîne signifie juste changer de cible. Un disque Universal/des produits d’entretien/un jeu de Playstation/une convention obsèques/un livre de Marc Lévi/des produits surgelés/un téléphone portable/des tampons à la fleur. On ne peut jamais fuir dans la télévision. On peut changer de map et de type de canon, mais tant que le poste est allumé on reste soumis aux radiations 332 .

Par le matraquage en question, qui se retrouve donc dans Le Jardin de reconnaissance, L’Opérette imaginaire, L’Origine rouge et L’Acte inconnu (mais peut-être aussi dans la réalité), cette publicité envahissante nous est ici présentée – pour utiliser une expression s’appliquant dans Je suis (p. 93) à la pensée même – « comme une dictature dans la tête ». De par la terrible violence comique mise en œuvre pour critiquer la "pub" et la société de consommation en général (mais aussi et surtout la bêtise humaine), on pourrait même dire par plaisanterie que Valère ressemble en fait beaucoup à Alceste – en moins bougon peut-être. La publicité n’est d’ailleurs pas la seule victime de toutes ces attaques en règle : la mode est moquée, elle aussi : dans La Lutte des morts en effet (p. 371), avoir « la têtasse couverte d’une coiffe comique à la Henriette » n’est plus de mise puisque « c’est une à la Marinette qu’il faut aujourd’hui porter ».

Pour les slogans (?) « Chômons duraille » et « labourons nib » de L’Opérette imaginaire, ils semblent avoir quelque chose de paradoxal car on peut certes travailler dur – mais pas vraiment (ou alors c’est une forme d’anarchie passant par le non-travail) « [chômer] duraille ». De même, quand on laboure, on ne laboure pas rien (cf. « nib »), ni pour rien. L’absurde est donc ici omniprésent, comme à la page 121 de Je suis : « J’ouvris un magasin COOP ou je devins huit ans Unique gérant et seul client ».

Notes
332.

Chloé Delhaume, J’habite dans la télévision, J’ai lu, Malesherbes, 2008, p. 64.