3.9. Un vide écœurant

L’état de consommateur proprement dit face aux produits en général n’est d’ailleurs pas forcément beaucoup plus glorieux, reluisant, satisfaisant ; c’est peut-être l’idée qui s’exprime dans ce passage de Je suis :

‘J’ai retourné alors vers dedans pour acheter des choses dont j’avais même pas envie de les manger.[…] Au-dedans du désert des choses, entouré dans des objets dont il n’y avait strictement rien à dire, je me taisais (p. 120). ’

Ici encore, n’affirmons rien mais l’impression de vide ressenti par le « je » de Je suis trouve peut-être son écho dans le « désert des choses », et dans ces choses achetées sans que l’envie de les « manger » ait vraiment présidé à leur achat, à ces « objets » enfin, sur lesquels il n’y a « strictement rien à dire ». La seule réponse à opposer est finalement le silence : « je me taisais ».

« [Suspendu] à son robinet planétaire » (D.V., p. 237), l’homme accuse le coup : quelque chose meurt en lui, s’étiole, se fane : son innocence originelle, sa faculté d’émerveillement face au monde, etc. Dans La Scène (p. 21), même constat désolant (avec un glissement significatif de « ville » en « vide »): « Cette ville est comme une ville où une fenêtre inhumaine ouvre sur du vide ». C’est un vide qui donne presque envie de se jeter par la fenêtre, défenestration à laquelle on assiste d’ailleurs en effet à la fin de la pièce.

Chose logique, L’Atelier volant se démarque un peu des autres pièces ; c’est une œuvre très violente, une œuvre de révolte : « il m’a fait faire de la conserve, il me l’a vendue, il me l’a donnée à bouffer… Vengeance ! » (p. 25). On se refuse à tant d’absurdité et on le crie haut et fort : « Pourquoi qu’il nous met pas directement en bouteille pendant qu’il y est ? » (p. 108). S’immisce aussi l’idée que consommer empêche de penser et surtout de penser au temps passé-perdu à consommer au lieu de vivre et de chercher à s’épanouir vraiment : « certes j’ai dépensé pour un achat mais pour un achat on se dépense, c’est forcé » : en quoi se dépense-t-on ? Qu’est-ce qu’on perd en consommant ? C’est toute la question (se pose un autre problème, qu’on pourrait formuler ainsi : et Adam dans tout ça ?) . Cela dit, malgré cet embryon de réflexion philosophique, c’est l’amour du produit qui l’emporte in fine : « Ce con d’objet ne pense à rien, bien sûr. Certes, il n’a pas la parole, ce con. Je l’aime ». Mais si on l’aime, c’est peut-être justement parce qu’il est « con », qu’il « ne pense à rien » et qu’il « n’a pas la parole » ; en retour, rien ne nous incite à penser et à parler : encourageant une forme de paresse intellectuelle et de renoncement à toute forme de profondeur, le produit ne nous entraîne pas forcément sur une très bonne pente. Le produit est plus ou moins présenté comme aussi dangereux que le mot imposé : il nous éloigne de la parole et de la pensée qui font (faisaient ?) la spécificité d’Adam.

Au fond, Novarina, tel Tati, est une sorte de résistant au progrès dans ce qu’il a d’aliénant et d’anti-poétique (et chez lui, comme disait Deleuze, « résister, c’est créer ») ; ici, L’enfant Achul est peut-être son porte-parole : « J’ai fait l’expérience : on voit rien dans la Science. L’homme est un rythmon. La Viande est une succession » (D.V., p. 19).

Dans la dernière pièce évoquée dans notre étude, L’Acte inconnu, c’est plutôt une confusion totale qui semble régner : ici, le vide devient chaos, Adam se substitue à Dieu et fait n’importe quoi :

‘[…] il vit la mer et la vida, il vit l’air et y cracha, il vit le sable, l’herbe : il piétina ; l’homme étendit partout le royaume de l’homme : détritus sur détritus. Il tua les animaux non comestibles, aplanit les montagnes qui lui faisaient obstacle, assécha l’air et régna. Il éleva devant l’homme la statue de l’homme – et il la vénéra ; il ordonna à tous les hommes de ressembler à l’homme. On vit l’image de l’homme partout. ’

Autres modalités de cette folie humaine (in A.I.) : « L’homme se fait un chien à son image » (p. 41), se construit un monde sans absolu et vit (p. 44) dans des « habitats perpendiculaires » aux « façades moches » ; par ailleurs, on étend le célibat aux animaux (p. 35) et le rapport au produit devient plus qu’ambigu : « Cet objet désire m’acheter » (p. 69). Bref, rien ne va plus - et un retour à une certaine simplicité(/pureté) originelle (voire biblique) s’impose donc peut-être…