2.1.2. La Grande Nouvelle

→ « La femme est faite d’un museau de tanche »

Dans la plupart des pièces se rejoue la scène originelle. A chaque fois, le motif de l’origine se voit travaillé et retravaillé. L’esprit général (violence, angoisse, surprise, séparation) reste pourtant le même mais il convient de se garder de toute généralisation abusive.

Dans La Lutte des morts, œuvre digne d’un véritable fou littéraire, c’est vraiment l’ombre de Brisset qui semble planer ; ici, l’hypothèse de la côte d’Adam est balayé d’un revers de la main : « La femme est faite d’un museau de tanche » (p. 489). A la page 375, la créature se confond avec le sexe de son créateur : « L’homme est membre de Dieu ». Paradoxalement, la pensée (par laquelle Adam acquiert une forme peut-être illusoire d’autonomie) ne se sépare jamais vraiment de la sexualité, les « intelligionsses » s’étant développées en même temps « qu’les "sexus furibonds"» (L.M., p. 344). Aidés par les « intelligionses », ces « sexus furibonds » cherchent peut-être à faire se rejoindre Adam et Eve (désunis par Dieu) : « La verge séparée du con chercha partout dans l’monde l’trou pour finir » (p. 344). Or, c’est « [cette] recherche » qui « développa l’intelligeonce » (p. 344).

Là, on est vraiment très proche de Brisset, celui de La Grande Nouvelle 337 , celui qui écrivait notamment  « l’apparition du sexe troubla l’esprit des grenouilles », ces dernières se demandant « Qu’est ce qui sait quoi sait ? Qu’ai ? Que sexe a ? Que exe est que ça ? Kekseksa ? » : c’est exactement le même étonnement (face au corps, à l’existence) que chez Novarina. Le style est également très comparable (« Prends garde à ton bec, prends garde à tomber »), tout comme l’approche de la question du langage, surtout en ce qui concerne l’étymologie. En effet, pour Brisset, c’est par les mots et le français qu’on peut/pourrait tout retrouver : monstruosité des origines (et retravail d’Hésiode dans « Ureanus, qui urine par l’anus »), importance de l’eau (« eau-ce », « mare ai cage », « reine/raine », « Vase ist t’as ce », « lit mon », « saut mon »), rôle de Dieu – « doué » en breton (mais, dixit Brisset : « c’est aussi un nom des mares et des fontaines » : « Les premiers êtres doués étaient dieux et vivaient dans les eaux »), apparition d’un excès (le sexe : « Je nœud acquis »), perte des poils qu’on laisse aux animaux et aux « anciens êtres » que sont nos « ancêtres » (« Laine ai, l’aîné », « crin/craint », « j’ai barbe ôté »), conscience d’hommer (« jeune est / Je nais », « on me / homme »), apparition surprenante de la parole (« On me parle, homme parle »), faute lourde de conséquences (« L’on m’a trahi, l’homme à trahi »), projection dans l’avenir (« L’on meut, ce approche, l’homme s’approche »), conscience d’autrui (« L’on m’est adverse, l’homme est adverse), culture et société /» sauce il y était » (mayonnaise ne prenant pas toujours), révélation christique et qui fit du bruit (« Jésus-Christ/ je suis cri ») et fondation de l’église/aigue-élise (eau choisie, Olympe/eau limpe, limpide) animée par des prêtres (mais qui ne sont pas toujours des « preux êtres ») et fréquentée par des fidèles (qui restent, eux, des « fils de l’eau »).

Dans sa folie relative, Brisset était cependant beaucoup plus logique que Novarina, plus cohérent voire plus méthodique : sa Grande Nouvelle va dans un seul et même sens (très découpée, l’œuvre est d’ailleurs assez linéaire) tandis que Novarina multiplie les directions possibles. Quant aux explications novariniennes, elles sont tout de même, en général, très différentes de celles que nous propose le « Prince des penseurs ».

Par exemple et pour en revenir à La Lutte des morts : que la verge soit « séparée du con » (séparation qui rend les « sexus furibons ») n’est qu’un état provisoire car (p. 378), la quête des organes qui « développa l’intelligeonse » aboutit finalement – les sexes se trouvant, « l’accouplat » peut avoir lieu. Cela dit, le suspense continue (l’aventure ne faisant que commencer) : « Ces deux qui s’actent, forment plus qu’un jet, vont vous jaillir au monde parlant ! » ; là encore, jet et violence vont de pair, de même qu’on est « [craché] par Séol » (L.M., p. 480) – dans cet univers, on est en effet craché, parlé, agi, sommé d’hommer : bref, on ne contrôle pas grand chose. Enfin, une fois « trouvé le trou », il semble que s’installe une sorte de routine : « L’homme s’accumule […] Le hôm accumule l’hôm » (L.M., p. 381) ; cela se redira plus rabelaisiennement : si une « bouche des fesses », génératrice de joie, de vie et de chant, a(/aurait) jadis existé, il semble en effet que ce soit le « cul qui chie l’ennui » qui l’emporte in fine.

Notes
337.

Jean-Pierre Brisset, La grande nouvelle , Mille et une nuit, Barcelone, 2004.