2.2. Deux / Dieu

Plus théâtralement, l’arrivée d’Adam pourra aussi être présentée comme une entrée en scène ; c’est le cas au début du Drame de la vie : « Le théâtre est vide. Entre Adam ». D’emblée, il diffère de Dieu (qui, Lui, affirme et performe : « Fiat Lux !», etc.), en posant deux questions n’en faisant qu’une : « D’où vient qu’on parle ? Que la viande s’exprime ? ». Sa première phrase est donc une question (posée avec fébrilité, angoisse, insistance,) tandis que Dieu n’en pose aucune, apparemment sûr de son coup. Au fond, ce que dit Dieu au début correspond à la didascalie précédant la question : constatant que « [le] théâtre est vide », Dieu décrète « Entre Adam » (un peu comme Michaux écrivant « J’étais donc à Honfleur et je m’y ennuyais. Alors résolument, j’y mis du chameau »339). Dieu est présenté comme Celui qui remédie au néant, comble les trous et meuble la vie.

A la page 251 du Drame de la vie, l’Homme de terre, venu du sol, prend la parole (serait-ce un début d’autonomie ?) pour se présenter ainsi : « Je suis celui qui parle », contrairement aux animaux et à Dieu qui « avait dit : je suis celui qui son » (p. 251). Là, le divin s’exprime par « son », par un son (peut-être « son ») et c’est pourquoi les hommes sont. A la page 124, on a l’hypothèse, souvent évoquée par l’auteur, de l’«ut de génition ». Dans un entretien, il précise que « la parole nous a été donnée soudain comme un coup qui nous a ouverts, qui nous ouvre encore, nous déséquilibre et met en marche »340.

A la page 180 du Drame de la vie, l’Homme est « né d’un nom » – mais la parole qui fait exister n’était peut-être pas une condition sine qua non ; d’autres modalités étaient possibles : « Même sans un mot, Dieu eût parlé par gaz » (D.V., p. 283), idée qu’aurait pu avoir un auteur de S.F. (ailleurs, Dieu sera même nietzschéennement assimilé à un gaz dans « Le Gaz est mort ! »). Dans L’Acte inconnu (p. 117), une autre hypothèse est avancée : « Le monde est si beau. Seul un coup par-dedans a pu faire en lui un véritable trou en forme de cosmos ». Aux pages 80-81 de la même œuvre, on aura cette nouvelle variation :

‘D’un point il perça le temps : l’espace s’y étendit […] D’un autre il fit la nuit ; il frappa un coup dans l’espace, tout tomba : il appela la matière… Il y eut une lumière dans la matière […] il prit une poignée de terre et lui dit : Sois homme ! Et la terre ouvrit les yeux. Et elle ne le reconnut pas. L’homme sortit : il se brisa. ’

Par cette dernière phrase, c’est la vie humaine qui semble résumée à la naissance et à la mort ; pour les « animaux en glaise », « salamandres » et autres « moucherons vrombissants », ils ne sont pas mieux lotis : « Tous se [précipitent] vers la mort ». Quant à Dieu, « il avait disparu », se dérobant à la vue d’Adam juste au moment où ce dernier « [avait] justement de nouveau faim de lui ».

S’exprimant, Dieu crée et l’homme l’imite en inventant des mots : que ces mots ne soient pas complètement soufflés par Lui est à l’origine de bien des problèmes : Adam doit se débattre au milieu de mille contradictions : au départ, il fut soufflé, parlé – mais depuis ? N’a-t-il pas proposé, prouvé autre chose, quelque chose dont Dieu n’aurait pu (ou ne pourrait) se rendre capable ? Pourtant, qu’Adam le veuille ou non, Dieu se rappellera toujours à son bon souvenir par une sorte de voix intérieure – à l’image de celle qui résonne dans le crâne d’Homo Automaticus (qui n’est donc pas aussi autonome que son nom semble l’indiquer) : « Vous qui parlez, je vous entends. Et c’est ainsi depuis toujours. » (D.V., p. 252). En fait, c’est sans fin : « Dieu fit l’homme et le fera » (p. 241), « suite à la suite de quoi », « [devenu] deux », l’homme « use son temps » et mange sa viande » : il se fait homme de Societ regrettant sa nudité originelle, qu’il juge « bonne » (D.V., p. 83) ; il regrette un peu d’être deux et non Dieu (cf. jeu de mot de la page 87, in D.V. : « – Je suis deux / –Vous êtes Dieu ») : « ce sont l’homme et la femme. Dieu est entré qui les coupa » (D.V., p. 87).

Quant à Dieu, en plus d’être à l’origine de tout, il s’occuperait aussi de la suite des évènements puis qu’» enfoncer l’âme où il faut » (D.V., p. 241) semble faire partie de ses attributions : y aurait-il parfois des erreurs d’aiguillage de la part de Déo ? Ici, on l’insinue - mais de plus en plus à mesure que l’œuvre avance, le "je" novarinien, tel Achab face à la Baleine, n’hésitera pas à apostropher le Créateur : crier « Mort à la mort ! », c’est Le défier. Ces défis sont fréquents : on s’oppose au mystère ou on cherche à le percer comme si c’était un abcès.

Enfin, à la page 233 du Drame de la vie, Adam, devant le chemin qui lui reste à accomplir (et présenté comme une ascension), se souviendra avec un peu de nostalgie de l’animal qu’il fut, un « animal rampant sans langue et hésitant ». Adam est parfois présenté comme un être triste et maudit, un pauvre endieublé qui ne coupera jamais le cordon avec son mystérieux passé.

Mystérieux, ce passé ? Mystérieuse, la terre ? Oui et non. Quoi qu’il en soit, l’idée de terre (cf. humus/humanus) est omniprésente dès que notre sourcier comique, comme un professeur Tournesol brissettien (mais ayant troqué son pendule contre une Bible) se lance dans ses cosmogonies farfelues – pour mémoire, rappelons qu’Hergé, dans Le Trésor de Rakham le rouge, fait en effet tenir ce rôle à son personnage (« L’ouest… Toujours l’ouest ! » s’exclame-t-il, ce qui est très novarinien), ce dernier recherchant en effet, s’aidant d’un pendule, l’épave de « La Licorne », c’est-à-dire les traces d’un passé révolu.

Farfelues, les cosmogonies de notre chercheur-dramaturge ? Ridicules, les recherches de notre sourcier d’opérette ? Là encore : oui et non, la veine restant surtout biblique – mais c’était aussi le cas chez Brisset341. Nicolas Tremblay (évoquant ce qu’il nomme un « théâtre métaphorique de la Genèse et de la naissance ») nous le rappelle : « L’homme que relève le souffle divin est fait de la terre des morts, de glèbe, comme le dit la Torah. C’est pourquoi Le Discours aux animaux commence dans un cimetière »342. « Ne sommes-nous pas « habillés d’terre » (D.A. ; p. 69), rivés à cet Erdenrest qu’évoquait Goethe dans Le second Faust, cette gangue de glaise dont l’âme elle-même n’arrive pas à se dégager […] ? » se demande à son tour Guillaume Asselin343.

Quoi qu’il en soit du rôle exact de la terre, le lien est fort qui unit l’homme au créateur : « on pourrait dire qu’il n’y a que deux "personnages" chez Novarina : Jean et Dieu » va jusqu’a suggérer Jean-Sébastien Trudel344. Il y en a peut-être un autre, c’est la « membrane », ce qu’on ne peut pas dire, la nature du lien (menottes, cordon ombilical ou menottes ombilicales) existant entre Jean et Dieu – autres présences à considérer : Jeanne (puisqu’Evadam n’est plus) et l’animal-qui-se-tait, bref les personnages de la Genèse

Notes
339.

Henri Michaux, « Intervention », Mes propriétés, repris dans le recueil L’espace du dedans (pages choisies) publié en Poésie-Gallimard, 1998.

340.

Valère Novarina, « Quadrature », Scherzo, op. cit., p. 11.

341.

Un simple coup d’œil aux notes en bas de page de La Grande Nouvelle nous renseigne à ce sujet (l’ouvrage ayant été, rappelons-le, republié en 2004 aux éditions Mille et une nuit) : les références à la Bible y fourmillent littéralement. 

342.

Nicolas Tremblay, « Des morts à l’origine : analyse du Discours aux animaux », La bouche théâtrale, op. cit., p. 134. 

343.

Guillaume Asselin, « Le sourcier de chair: du rapport de l’écriture au chamanisme », La bouche théâtrale, op. cit., p. 69.

344.

Jean-Sébastien Trudel, « Dieu est la chose. Une écriture théo-tauto-logique, La bouche théâtrale, op. cit., p. 106.