2.3. Si l’origine est rouge…

Bref, dans toutes les pièces se rejoue certes le Drame de l’origine, mais à chaque fois de façon(s) différente(s) : cela concerne également les plus récentes œuvres étudiées ici. Dans « Homme, tu sens perpétuellement l’homme » (O.I., p. 55) par exemple, il y a peut-être comme un regret de ne plus pouvoir communiquer, ici par l’odorat, avec les animaux : l’homme renifle son prochain (comme sa pomme) mais que comprend-il aux animaux ? Rien. C’est trop tard. Ce n’est plus possible. Il ne suffit pas de dire « De l’homme à l’animal : un pas. » (O.I., p. 27), il faut le franchir – Gatti est plus optimiste : son expérience du cirque et des dompteurs345  lui ayant appris que c’est le mouvement et les déplacement dans l’espace qui peuvent permettre la communication (il va jusqu’à parler d’amour) avec les fauves.

S’exprime ailleurs, chez Novarina (O.I., p. 88) un désir de « [reprendre] la femme à zéro » et de « [refaire] d’eux (l’homme et la femme) des animaux » : cette volonté d’un salutaire retour en arrière est une des obsessions de l’auteur. L’idée (in J.R.) d’un Bonhomme de terre et/ou d’un Homme de terre se retrouve encore dans l’onomastique de L’Origine rouge : si Jean est terrié (cf « Terriet »), c’est qu’il est fait de terre. De ce Jean-Adam Terrier, on prélève une Eve et pour se faire, on lui « [mord] la hanche » (O.R., p. 107): comme souvent dans le traitement du thème des origines, la violence est un passage obligé (la morsure n’étant qu’une des modalités de cette violence). Comme titre, L’Origine rouge n’est pas comme La Cantatrice chauve de Ionesco : c’est un titre qui annonce la couleur (le rouge est mis, en quelque sorte), l’origine étant vraiment un thème omniprésent : c’est à nous que la « semence de nos pères-et-mères » a « donné lieu » (O.R., p. 13) ; ce sont ces parents qui « ont donné naissance à notre jour douteux » (O.R., p. 13) et sont cause du drame de cette vie imposée, de cette vie qu’il faut bien vivre, même quand l’envie n’est pas là.

A la page 149 de L’Origine rouge, le caractère performatif de la parole divine fait des miracles : « Commençant, il dit : « Lumière est illuminante », la lumière illumina, il dit : « Jour se lève, nuit tombe », le jour tomba dans la nuit ». Tout est prévu, pensé (même l’opposition : « Formons l’homme contre nous ») mais il y a des ratés : « l’homme n’est pas ressemblant »  (p. 149). Ce dernier n’en est pas content (« Oh non, je ne suis pas ressemblant »), il va jusqu’à critiquer la Création : « L’homme ne trouva pas la lumière bonne et dit : « La lumière nuit ». Puis, imperceptiblement, de la page 149 à la page 150, il y a une sorte de passage de relais ; c’est qu’Adam entre vraiment en piste : « L’homme fut alors tout seul et nomma », après quoi « il se sentit seul et il dit : J’ai tout nommé mon Dieu ; je m’ennuie ». Dieu entend cette prière et vole à sa rescousse : « une femme lui fut retirée pendant son rêve ». Au début, "tout allah bien" (si l’on peut dire) : « Tous deux ils se promenaient dans le jardin sans savoir » mais, terrible douche écossaise, ils entendent une voix leur dire « Sortez travailler-mourir ». Dès lors, l’homme « se [défait] », « se [dévêt] » et « tombe » : il sait qu’il va mourir – de même s’il « blêmit » (J.R., p. 101), c’est que son crâne perce.

A la page 68 de L’Origine rouge, on intellectualise les choses en se demandant si l’animal fit bien d’hommer : n’y avait-il point d’autres modalités de sortie ? On réalise aussi (tout ça pour ça !)  que c’est la glaise qui nous « [flanque] le foot de glas » (p. 146) : « Dieu tue l’homme » (O.R., p. 41), « Dieu me fit chair […] pour que je tombe ici dedans. Pour que je réside dans la matrice de sa parole. » (O.R., p. 89) Serait-ce un piège ? une impasse ? un cul de sac ? Parfois on est sûr de s’être fait avoir d’être tombé dans le panneau ; on en accuse Dieu : il en est, ce pendard, responsable et « pendable » (p. 115) mais comment lyncher Dieu ?

A la page 90 cependant, le créateur est présenté de façon plus flatteuse, lui qui aurait créé l’homme de « cent mille sécrétions merveilleuses » (même si l’expression a quelque chose d’oxymorique) ; quant aux « sécrétions mentales » de la page suivante, ce sont peut-être les spermes de Dieu. Pour l’Origine du titre, si elle est dite rouge, c’est peut-être à cause de la douleur de parler, l’idée d’un sang versé (mais serait-ce aussi celui d’Origène ?) étant essentiellement métaphorique : cela se fit violemment, la parole ayant alors fonctionné comme une épée fouillante-fouaillante et la bouche étant sans doute l’orifice (d’ailleurs rougeâtre) qui en résulta : si l’origine est rouge, c’est du sang qu’il aura fallu verser pour se faire transpercer. Est-ce que cela valait le coup ? C’est toute la question. Si l’origine est rouge, c’est peut-être de colère (« Mort à la mort ! », etc.) ; à l’origine de l’origine : un non – plus qu’un nom (un non sans doute crié, gueulé, U-rlé). Mais une sorte d’habitude s’instaure et l’homme s’efforce de « faire avec » et d’oublier le traumatisme de ce viol initial.

Le rouge est également celui du sang du Christ (O.R., p. 123) : « O vide, retiens-moi hors de mon corps par trois gouttes de sang », ces trois gouttes rappelant la Sainte Trinité et le percement des pieds (réunis sur la croix) et des mains : là encore, il y a violence, saignement et passage. Dans La Scène, on évoque à nouveau la couleur rouge (n’oublions pas que le vermeil prédomine au paradis dans de nombreuses représentations picturales), qu’on associe indirectement à l’origine, à la naissance : on y parle en effet (p. 56) de la « lumière rouge de la vie ». Là encore, on se plaint : « Mon père a pas été clair le jour où il me fit choir ici-bas » (S., p. 35) ; avatar de Pinocchio s’adressant à Gepetto, Fantoche Gugusse a le fonctionnement d’un Adam marionnettisé par Dieu, mais qui en a assez de cet état. Même type de plainte à la page 54 : « Moi Adam […] je n’ai que la terre pour matière », ce qui explique Icare et Armstrong (Neil et Louis).

Quant à L’Acte inconnu, son titre évoque peut-être encore le mystère de l’origine : quel acte fondateur fit que l’homme apparût ? L’auteur n’arrête pas de se poser la question : D’où vient qu’on soit, , « qu’on parle » et que la « viande s’exprime » ? La réponse novarinienne consiste à multiplier les hypothèses à moins qu’elles ne soient toutes vraies d’une manière ou d’une autre.

Notes
345.

Nous faisons allusion à un reportage fameux du début de sa carrière et dont il fit un livre intitulé Envoyé spécial dans la cage aux fauves.