2.5. L’Animal du temps

Ainsi donc et pour un reprendre un développement de Christine Ramat :

Le retour sur le Logos originel comme parole fondatrice et agissante permet d’éclairer ce qui déclenche le drame de la parole : la perte de L’Orient. Entendons cette perte de l’orientation du Logos originel qui est dans l’homme :
Pour V. Novarina, parler, c’est donc entretenir une relation d’intimité avec ce qui nous fonde et nous « origine ». Si le parlant perd cette mémoire, le monde devient profane, c’est à dire profané, vidé de la présence qui l’habite. […]
La dramaturgie novarinienne reprend l’épistémologie chrétienne qui articule le réel sur du langage. Dieu a parlé. Le mythe chrétien pose les cadres du drame : « Au commencement était le Verbe » dit la Genèse. Puis vint le péché du sens, pourrait ajouter Novarina. Et ce fut la catastrophe.
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Adam, alors, fait des études : il étudie la solitude. Il y a chez lui comme un regret d’un état d’avant la parole/origine et d’avant le ut/hutte : « J’ai été deux dans des lieux noirs de joie » – ici, le « deux » (l’autre n’étant plus là à cause d’une erreur de Genèse) s’applique peut-être à l’homme et à son propre sexe dans la même solitude que Sade montré dans son cachot et y devisant avec son « membre réclameur » dans un film d’animation réalisé par Topor. Quoique présentant des aspects comiques, ce discours est désespéré, jobien , il s’adresse aussi aux animaux « de quoi la gloire humaine fut faite » : « Jean des museaux, venez m’aider ! ».

Hélas, une dissociation irréversible s’est opérée et l’animal « se tait ». Cela dit, Adam reste « l’Animal du temps » : c’est qu’«[au] début, Adam, captif du temps, a commencé par compter le monde en animal l’énumérant.» (J.S., p. 154). L’espoir est pourtant là : « Si Dieu nous mit si bas, c’est pour qu’il nous relève dans la joie ». Assez logiquement étant donné le titre de la pièce, la Genèse sera également présente dans L’Origine rouge : « J’ai tout nommé ; mon Dieu, je m’ennuie. » (p.149). Dans Le Drame de la vie (p. 167), on a une variation sur ce thème avec la mention d’un « chiffreur qui fit rimer les numéros » – sans doute un poète, l’Orphée des chiffres. Dans Le Jardin de reconnaissance – ou (comme dans Falstafe et L’Atelier volant), les personnages sont à peu près fixes et repérables) –, non seulement certains aspects de la rhétorique biblique à l’œuvre dans la Genèse sont repris mais on pourrait même estimer que cette pièce constitue en partie pour Novarina sa version (sa traduction ?) de la toute-première partie de la Bible. L’expression « Animal du temps » semble aussi impliquer que l’homme, bien qu’il ait en quelque sorte inventé le temps, reste malgré tout un animal ; d’ailleurs, dans L’Origine rouge (p. 73), on peut lire « Adam ! cesse d’aboyer ! » Parfois, il le voudrait bien : « O monde cesse de m’aboyer ! » (O.R., p. 74). Mais toujours, son naturel bestial (canin, simiesque ou « porcif ») reprend le dessus : l’homme est un loup pour l’homme (et pour la femme).

Dans L’Acte inconnu (p. 177), le paradoxe est partout : Adam n’entend pas une voix dont il « [a] peur cependant » ; s’ensuit un récit délirant de cosmogonie à la fin duquel Adam, qui cherche sa place dans le monde (mais « les océans étaient pleins de poissons, les cavernes abritaient l’ours et l’ange carnivore […] ailleurs des chiens montraient les crocs ») est rapproché de Job voire de Diogène : « Et l’homme retourna dans sa poubelle chercher. Et il pensa.» Enfin, dans les malédictions de Raymond la Matière (A.I., p. 89-90-91-92), on peut vraiment dire qu’Adam, représenté par certains de ses fort peu illustres descendants (cf. Céladon Raymonde, Exogène, Jean Mazda, Jean Monomaque, etc.) tous plus égoïstes (vaniteux, cupides, etc.) les uns que les autres, ne fait guère honneur à son Créateur. Sous le rire, comme souvent chez Novarina : un bilan désastreux, même s’il s’applique tout de même plus à L’Homme de Societ qu’à l’Adam des origines. Ce dernier, en effet, ne les oublie pas, ces origines : il se sait fait de glaise et constate même : « Toute vraie pensée garde à la bouche goût de poussière : une trace au sol, cicatrice d’une chute, un reste de la poignée de terre d’où on vient » (A.I., p. 103).

Notes
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Christine Ramat, Valère Novarina. Théâtres du verbe, op. cit., p. 198.