Sans évoquer même indirectement la Genèse mais pour rester dans l’Ancien Testament, on notera encore de nombreuses allusions à d’autres personnages bibliques tels que Daniel (qui sera carrément nommé à la page 55 de Pendant la matière : « [dans] le Livre de Daniel […] c’est une main invisible qui écrit ») ou Habacuq (mais de façon beaucoup plus iconoclaste), dans L’Opérette imaginaire : « Ce que je veux, c’est la mignonne salière de ta p’tite nuque, que j’préfère aux commentaires d’Habacuq ! » (p. 129). Certains noms illustres sont particulièrement retravaillés : ainsi de Samson cité tel quel dans La Lutte des morts (p. 447), mais devenant ailleurs « Samson Tomate » (D.V., p. 144), « Samsonne la Braque » (D.V., p. 71), « André Samsom » (J.R., p. 61), « Samson-la-Soumise » (A.I., p. 14) ou « Samson-le-Fresnay » (A.I., p. 36). Autre mot rappelant la Bible (et le fameux néologisme d’Hugo) « Jémilébeth » (D.V., p. 99) ; dans La Lutte des morts (p. 445), on lit « Robinet gusse ! » (le Négus n’étant pas loin) et, dans L’Acte inconnu (p. 10), » Jean La Glaise et son moi massif », qui semble désigner Adam et son énorme ego – à moins qu’il ne s’agisse d’un géant doublement monstrueux (moitié homme moitié Golem).
L’Arche d’Alliance est bien évoquée, mais de façon iconoclaste : elle est « en plastique » et on l’» élève » dans un contexte surprenant voire anachronique : le Stade d’Action (D.V., p. 18), nouvel exemple de rapprochement entre sport et sacré. Quant au Mont Verbien (L.M., p. 481), il désigne peut-être le Sinaï. Moïse, lui (O.I., p. 98), est féminisé en « Moïsette » (dans « ma sœur Anthropodrume Adamanasse Moïsette »).
Il faudrait aussi parler d’une rhétorique très particulière, également omniprésente dans L’Ancien Testament, celle des interdits alimentaires : « Tu n’f’ras point cuire le veau / Dans l’lait de sa mère » (O.I., p.62). Les interdits de ce type se retrouvent logiquement dans les malédictions de L’Anthropoclaste, concernant par exemple les « mammifères recouverts d’écaille cuits trois fois dans le lait de leur mère » et la « garniture d’oiseaux amphibies » accompagnant ce plat (O.R., p. 154).
L’injonction biblique récurrente de « croître et de multiplier » se retrouve peut-être, mais alors très indirectement, dans le « Perpétrons sec ! » de L’Opérette imaginaire (p. 25), qui nous permet de revenir sur le miracle, toujours possible, de la suppression-adjonction, perpétuer (une tradition) et perpétrer (un crime) étant des termes assez proches – ce qui ne laisse pas de troubler (sont-ce de banals paronymes ou n’y aurait-il pas autre chose, anguille sous roche, un sens caché ?). Enfin, redisons ici que les généalogies interminables de la Bible se retrouvent en particulier dans La Scène (p. 18 et suite).
Dans L’Origine rouge (pp. 162-163), nous y reviendrons, le Sacrifice d’Isaac par Abraham se termine en forme de bouteille de vin, le mouton devenant peut-être un Mouton-Rotschild et l’origine, une « orgie rouge » (p.162). Ici, sur trois pages (pp. 161-162-163), Abraham et Isaac sont en fait présentés comme un véritable duo comique (dialogue, jeux de mots et chute du sketch). Dans la Bible, c’est le fagot (en prévision de l’holocauste) qu’Abraham prend sous le bras : l’accessoire est repris par Novarina – mais il y eut des mises en scène où le fagot fut remplacé par une corde, nouvelle manière de revisiter le mythe. Un autre miracle, celui de la Mer rouge, est suggéré par la périphrase « ouvreur de la mer » (C.H., p. 445) qui pourrait s’appliquer à Moïse (ou à Dieu). Or, si l’on va au théâtre, écrit Novarina dans Pendant la matière (p. 72), c’est pour se souvenir qu’on a « mangé de l’homme » (Jésus ?) et « traversé la mer Rouge » ; dans un entretien, il dira même :
‘ L’ouverture de la mer Rouge est au fond de notre sang, pas les globules. Il y a ce passage en nous. Rien de matériel au fond de l’homme, mais un passage troué. Nous sommes percés. Dieu est l’ouverture et le passage de la parole » : en résumant grossièrement, nous dirons donc : l’origine rouge, c’est la mer du même nom. 347 ’Ce qui nous fonde, estime Novarina, ce sont les mots. Vraie ou pas, la forte histoire de Moïse fendant les eaux est fondamentale et fondatrice – et pas seulement pour la civilisation judéo-chrétienne. Elle a de plus quelque chose de rassurant et de profondément encourageant : que le peuple juif puisse ainsi se sauver reste un encouragement et un espoir pour tous les hommes et en particulier ceux qui sont dans le malheur. Dans Les Cendres, qui est sa contribution au recueil Qu’est-ce que la vérité ? (p. 92)348, il en dit presque autant de Pâques :
‘Le passage de Pâques est matériellement au fond de notre corps […] au centre de notre chair […] C’est autour de ce centre vide à passer que nous respirons sans cesse, le refranchissant sans cesse, ayant toujours devant nous à le retraverser, venant y mourir et venant y vivre […]. Un ressaut, un gué, le passage du Yabboq.’Le texte se conclut d’ailleurs (p. 93) sur l’évocation de « l’énergie délivrante de Pâques », de la « force paradoxale de la déflagration pascale », de la « joie de la surrection », du « soulèvement du souffle et de l’esprit – qui nous amène, par le passage que nous indique la Bible, à traverser toutes sortes de morts, y compris la vraie » – autre occurrence du mot : la « rue de Pâques » (C.H., p. 159).
Dans Le Drame de la vie, le mythe de Babel semble, lui, se confondre avec celui de la manne céleste en évoquant la pluie : « Langues du monde, tombez sur nous ! » (p. 289). Dans La Chair de l’homme, le mythe du veau d’or se confond avec celui de Narcisse ; or, c’est un crime que « l’adoration du veau d’or par le veau d’or » (p. 371). Cette adoration impie, idolâtre peut d’ailleurs correspondre à « l’élévation dignitaire du porc Lebeau » dans Le Jardin de reconnaissance (p. 12). Quant au cochon, il est souvent placé dans un contexte sacré, comme dans les « baptêmes de cochons » de La Lutte des morts (p. 496).
Enfin, signalons que la furie iconoclaste concerne aussi les accessoires du culte : dans La Lutte des morts par exemple, avec « la sainte huile dont j’m’enduis l’barbotin » (p. 496) – même si c’est surtout le pain christique (saignant, marchant, volant) qui sera présenté de façon inattendue. C’est aussi tout une géographie biblique qu’on se réapproprie : Sinaï, Golgotha ou Jourdain (cf. « Au bord du Jourdain » in J.R., p. 60), etc.
Valère Novarina, « Enveloppé de langues comme d’un vêtement de joie », Java, op. cit., p. 65. Signalons qu’au moment où nous écrivons ces lignes, Valère Novarina prépare un spectacle qui s’intitulera Le Vrai sang et qui sera représenté en 2011 au théâtre de l’Odéon.
Ce texte figure aussi dans L’Envers de l’esprit, p. 155 et suite.