3. « Cui qui mit l’chapeau d’épines »

3.1. Bible et burlesque

Pour utiliser un verbe inventé par Tinguely, on pourrait dire que Novarina « burlesquifie » les personnages bibliques, à commencer par Adam (?) et Eve (?) dans Le Jardin de reconnaissance : il semble en effet les évoquer par moments, mais surtout vers la fin de la pièce (ici : pp. 69-70) de façon quasi-triviale en en faisant un couple presque banal ayant des préoccupations grossièrement domestiques et s’intéressant pêle-mêle aux informations, à la publicité et à des émissions complètement absurdes :

LE BONHOMME DE TERRE : […] ensuite j’ai regardé Question sans réponse : il y avait un bonhomme dont l’ossuaire avait été fermé depuis onze jours. […].
LA FEMME SEMINALE : J’ai regardé La piste aux citrouilles hier soir : il y avait un débat sur les enterrements de chiens […] ensuite j’ai regardé Je sors ma sœur ou il y avait un bonhomme qui arrivait à déplacer son casque avec ses yeux.

Un peu plus loin (p. 71), la Femme Séminale regardera l’émission Vivre avec : « Il y avait une controverse sur les suicides de chiens et une controverse sur les sentiments humains. » Dans La Chair de l’homme (p. 316), c’est peut-être après tout dans un but humoristique ou ironique que l’habituel cache-sexe des représentations classiques sera remplacé (« Mon nom fut mon premier costume ») : Adam et Eve étant faits en « viande de faute » (C.H., p.427) et programmés (par Dieu) pour fauter, leur pureté édénique ne tenait qu’à un fil (à un nom ?) et leur bonheur ne pouvait donc qu’être éphémère…

Bref, si on a dit ci-avant que l’approche novarinienne de la Bible n’était pas forcément iconoclaste, il semblerait tout de même que cela arrive parfois ; c’est ainsi que le « Saint Suaire » devient une « serpillière enduite d’huile » (D.A., p. 292) et que le « nom de famille » de Jacob serait « Delafon » (D. A., p. 312). En fait, la « lecture novarinienne de l’incarnation », nous explique Patricia Allio en citant deux phrases de L’Origine rouge, « oscille entre une vision libératrice, salvatrice et une vision tragi-comique, où l’homme hésite et finalement souffre de cette dette : "Le messie s’est trompé, il n’aurait pas dû revenir dans mon corps" » Elle enchaîne en commentant :

A l’approche classique du mystère de l’incarnation, Novarina substitue une interrogation ou il insiste sur l’étonnement que le fils de Dieu ait pu choisir une telle humiliation et sur l’irréductible impression humaine d’être étranger à ce corps, impression allant même jusqu’à l’incompréhension « nous sommes les hommes d’hécatombe, nous sommes en viande et en souffrons. Nous voudrions être en bois. Celui qui nous a fait n’aurait pas dû ». 349

Dans le mouvement (tout relatif) de refus a priori d’un Gédéon (« Pardon, mon seigneur, comment sauverais-je Israël ? Mon clan  est le plus faible en Manassé, et moi, je suis le plus jeune dans la maison de mon père»), d’un Jérémie (« Ah ! Seigneur Dieu, je ne saurais parler, je suis trop jeune ») ou d’un Moïse («  Excuse-moi, mon Seigneur ! Je n’ai jamais, jusqu’ici, été éloquent […] Ma bouche est inhabile et ma langue pesante »), tous trois saisis, happés par la Parole, il y avait peut-être déjà l’idée, qu’on peut effectivement trouver assez amusante, du "Je sais pas trop si je saurai" – on (Dieu) se rabat donc sur le frère, on rassure l’élu en le briefant de façon plus précise, etc. : ce genre de situation peut donc être vue comme comique et cette dimension inattendue de l’univers biblique, Novarina cherche souvent à la mettre en avant, humanisant ainsi les figures saintes mais sans pour autant évacuer le sacré (qui reste au contraire omniprésent) ainsi que le ferait un humoriste quelconque.

La Bible comporterait-elle donc des éléments comiques ? Serait-elle "déjà drôle" sans qu’un retravail s’impose d’une manière ou d’une autre ? Christine Ramat va peut-être dans ce sens en écrivant ceci :

La vision de Dieu est inséparable d’un trébuchement bouffon. La chute de Saint Paul sur le chemin de Damas pourrait apparaître comme la figure archétype de l’expérience spirituelle. Associée à une chute idiote, la conversion a quelque chose de risible en soi. Car, on le sait, qu’elle soit réelle ou symbolique, la chute est le moteur fondamental du comique 350 .

On peut passer à côté de cette dimension ; Maurice Blanchot ne l’évoque pas lorsqu’il aborde le sujet de la parole prophétique :

[…] la parole prophétique s’impose du dehors, elle est le Dehors même, le poids et la souffrance du Dehors.
De là le refus qui accompagne la vocation. Moïse : « Envoie qui tu veux… Pourquoi m’as-tu envoyé ? Efface-moi du livre que tu as écrit. » Elie : « Assez » […] Le refus de Jonas est poussé plus loin. »
351 .

Cependant, Blanchot poursuit en disant : « Le prophète, s’il ne se sent pas préparé à l’être, a parfois le sentiment pénible que Dieu non plus n’est pas prêt, qu’il à "une sorte d’impréparation divine" .[…] Il y a chez le prophète une étrange révolte contre le manque de sérieux de Dieu : "Et c’est toi, Seigneur Eternel, qui me dis cela !" », ce qui va peut-être un peu dans le sens de notre idée tant il est vrai qu’on pourrait trouver ces deux phrases légèrement humoristiques….

Notes
349.

Patricia Allio, « La Passion Logoscopique », Valère Novarina, Théâtres du verbe, op. cit., p. 106. 

350.

Christine Ramat. Valère Novarina. La comédie du verbe, op. cit.

351.

Maurice Blanchot, Le livre à venir, Gallimard, Collection « Folio/Idées », Saint-Amand, 1971, p. 122.