3.3. Portrait d’Abraham en escamoteur de foire

Dans un même registre en partie humoristique, Novarina fera aussi effectuer de nouveaux miracles au Christ – ou plus exactement à la figure (de style ?) christique, Jésus n’étant pas forcément nommé. La figure (imposée ?) du miracle fait souvent retour, notamment dans La Chair de l’homme ; ainsi : « Je dis à mon pain : pain, viens et marche. » (C.H., p.156). Ici, dans ce miracle performatif déjà évoqué (et ce n’est pas un hasard) dans notre partie sur le cirque, la figure christique est donc présentée comme un thaumaturge un peu fantaisiste de type garcimorien capable de commander télékinésiquement au pain – la formule (relevant de l’ordre, de l’intimation) pouvant même nous évoquer, par son rythme haché, le « va, cours, vole et me venge » de Don Diègue à Rodrigue dans Le Cid de Corneille.

Bref, dans cette trouvaille assez surréaliste, la parabole du paralytique –voire de Lazare (le pain étant inanimé a priori) – et la multiplication des pains semblent mêlées, mélangées – à moins que ne soient désignés symboliquement par là les apôtres chargés par Jésus de se mettre en marche pour apporter la Bonne Parole. A partir de là, on pourrait imaginer une cène à la Magritte (ou à la Dali) où les pains ne seraient pas sur la table – Magritte a d’ailleurs représenté dans un tableau un ban de baguettes flottant dans l’air d’une nuit étoilée : novariniennement, ce sont des apôtres volants.

L’adresse directe à la chose inanimée se retrouve d’ailleurs dans la « Tentation de Jésus »  : « dis à cette pierre de devenir du pain » 354). Le pain s’humanise encore dans La Lutte des morts (p. 343):

‘On a ouvert les pains mais personne n’a osé les goûter. Il y avait des traînées rouges qui leur barraient les milieux. On prit peur. ’

Que penser de cette farce divine et de ce Jour de la chute des pains descendus du ciel ? C’est un peu comme une manne céleste à mettre en relation avec la bonne parole et le corps du Christ souffrant-saignant pour nous – mais la scène est aussi comme une blague morbide où le sacré se mêle au rire et à l’horreur. Rappelons surtout que, si la nourriture est omniprésente dans la tradition (cf. interdits alimentaires, manducation de la parole, communion par l’hostie, etc.), elle l’est également chez Novarina ; pour nommer Jésus par exemple, la périphrase de « l’atrophieur de plats » voire du « Messie mangeur » (p. 113) sera utilisée dans La Chair de l’homme et rappellera une traduction connue, celle du « glouton ». Sera également fait un "Portrait de Jésus en Pélican" dans L’Opérette imaginaire (p. 62), le goitre contenant peut-être symboliquement le pain et/de la Bonne Parole.

Dans L’Origine rouge (pp. 162-163), il sera question d’un autre miracle de Jésus, évoqué dans la partie précédente : ce surgissement d’une bouteille entre Daniel Znyk et Agnès Sourdillon nous rappelle bien sûr le changement de l’eau en vin mais aussi une parodie, encore plus iconoclaste que l’on doit au dessinateur Tronchet (in album Sacré Jésus) où l’on voit Joseph se plaindre de prendre tous les matins des douches au Château Margot ; sous la forme d’un bref échange verbal de L’Acte inconnu (p. 177), on a un rapprochement tout aussi direct entre les deux liquides concernés : « Et il vit sa pensée. Et il en répandit le sang. (A l’Ouvrier assis buvant seul du vin :) Vous aimez le sang ? / – Non. Sang est donné perpétuellement dans nos veines ».

Un autre miracle sera indirectement évoqué par Novarina qui écrit à la page 14 de Pendant la matière : « l’acteur marche sur les eaux » : c’est peut-être faire là un fâcheux contre-sens mais il nous semble que, dans le rapprochement effectué (cf. acteur/Jésus), il y a comme un parfum de scandale, l’acteur (fût-il dirigé par Dieu) pouvant, du point de vue de certains spectateurs, incarner le masque, l’imposture voire le mensonge et l’hypocrisie (c’est même une réalité étymologique). Quoi qu’il en soit, le miracle reviendra dans L’Acte inconnu, sous la forme d’un allusion fugace : « Je marche sur l’océan » (p. 157). Se basant lui-aussi sur ce miracle, le dessinateur cité ci-avant ira encore plus loin dans le blasphème apparent : capable de marcher sur l’eau, Jésus se noie dans le sable (gag dont on pourrait déduire un proverbe novarinien). A la suite d’un fâcheux malentendu (un quid pour un quod et plus exactement un s pour un p) et dans un autre gag, ce drôle de Jésus se livrera encore à une multiplication des seins qui, tout en nous rappelant en partie les « deux seins sur le dos » du Drame de la vie (p. 218), transformera un individu de sexe féminin en un véritable extraterrestre que nous aurions pu évoquer précédemment.

Notes
354.

Luc 4 1-13.