3.4. Un rire non parodique

Dans une autre bande dessinée, Le messie est revenu, de Goossens, un demandeur d’emploi se prenant pour Jésus exprime une bonté, un altruisme, une générosité, un désir de partage et de confraternité qui, bien au delà de son allure générale et de ses trous aux mains le font ressembler vraiment à celui qui apporta la bonne parole ; y a-t-il vraiment blasphème ? Ce n’est pas sûr… Le préposé ne s’y trompe pas, qui, l’entretien fini, rapporte au fou la couronne d’épines qu’il avait oubliée dans le bureau d’embauche. Dans une histoire plus récente et prépubliée dans Fluide Glacial (n°412, octobre 2010), Goossens revisite la Bible d’une façon que nous qualifierons de novarinienne : sur une planche entière, le calvaire est reconstitué de façon tout à fait objective (on voit Jésus, escorté de légionnaires, souffrir horriblement en portant la croix) mais dans la dernière case, on a ce commentaire : « Le gag est basé sur l’identification roi/couronne et sur la valeur de ridicule contenue dans la notion d’épine ». A la page suivante, le commentaire reprend :

Il est toujours difficile d’analyser l’humour. Il fonctionne ou il ne fonctionne pas. Au gag romain de la couronne d’épines, certains riront franchement, d’autres diront « peuh ! »
Tu as soif ? Tiens, bois cette éponge de vinaigre. Un tel niveau dans la blague, ça ne m’étonne pas de la part des macaronis.
Puis il s’est envolé, albatros dans l’azur, prince des nuées, battant l’air de ces ailes de bois.
Adieu l’ami, salut à toi. Bon séjour au paradis. Va rejoindre tes amis Marie, Joseph, Abraham, Bourvil et de Funès. Et si tu croises Gabin et Audiard, fais-leur mes amitiés.

Cette mort inspire des réactions émues qui ne sont pas éloignées de celles que causèrent la mort de Gainsbourg ; sur un grand Livre d’Or reproduit in fine, on peut lire en effet :

Le dernier des grands s’en est allé rejoindre ses amis Peyo, Franquin, Hergé, Coluche, Sinatra et les autres, pour une bonne tranche de rigolade au bar de l’amitié.
Tchao l’artiste ! Le show must go on ! Et fais bien rire le seigneur, il en a besoin en ce moment !
Merci Jésus pour ta carrière prolixe. Tu as su aborder tous les genres. Que les jeunes générations en prennent de la graine.
Son Sermon sur la lumière était prophétique. Il faut en relire chaque mot.
Il faut reconnaître que les prophètes de sa génération avaient des messages, eux ! A méditer, à l’heure de la télé-poubelle !
De passage dans la région, toutes mes sincères condoléances à la famille du défunt.

Ces réactions populaires sont marquées du sceau de la sincérité. Quant à l’histoire de la fin des aventures de Jésus, elle nous est racontée sans qu’il y ait aucun contresens : couronne d’épines (qui était en effet comme un gag d’un point de vue romain), épisode du vinaigre, envol permis par des ailes de bois qui devraient normalement l’empêcher et popularité de Jésus qui, de fait, avait ses "fans" (d’ailleurs, les signataires du Livre d’Or ont parfois des noms d’apôtres : Jacques, Jean, Pierre). On est donc dans une approche novarinienne, Goossens montrant une connaissance certaine (voire profonde, intime) du sens des Ecritures. Bref, ce n’est pas tout à fait de la parodie : c’est plus fin que cela.

De même, dans notre rapprochement gag de Tronchet /scène de L’Origine rouge, à savoir : douche de Joseph au Château-Margot et bouteille surgissant (d’un fagot ? de nulle part ? par l’opération du Saint Esprit ?) comme un lapin sortant d’un chapeau, le sacré a beau être présent, il s’agit bien sûr de rire, à cause de l’effet de surprise, de l’originalité de l’idée et de la mise en scène – mais aussi de réaliser que, fût-ce paradoxal, les notions de grandiose (personnages et situations bibliques, miracles) et de saugrenu (bols du dessin de Tronchet, bouteille inattendue, noyade paradoxale) peuvent éventuellement faire bon ménage… S’il y a désacralisation, il y a aussi, par le fait, prise en compte du sacré, c’est à dire : intérêt à lui porté et volonté de l’évoquer encore et toujours, fût-ce par des voies comiques.

Ce comique, d’où vient-il ? Pourquoi rit-on ? Bergson l’explique fort bien dans Le Rire ; certes il évoque d’autres raisons, des raisons mécaniques, mais émet encore l’idée que le risible peut naître « quand on nous présente une chose auparavant respectée comme médiocre et vile. »355 . En fait, cela pourrait (car nous n’en sommes pas complètement certains) s’appliquer à un dessinateur comme Tronchet ou aux talentueux bouffeurs de curés (genre littéraire en soi) que sont Brassens ou Cavanna (dans Les Ecritures, notamment) mais ce sont des mots qui ne conviennent pas pour qualifier l’approche d’un Goossens ou de Novarina.

Au reste – sauf exceptions : histoire du prêtre arroseur (L.M., p. 495), mention d’un « Père Calcif », d’un Pape troublé par un chien sans braguette, etc. –, le clergé n’est pas vraiment son problème : il ne désacralise rien mais nous donne à voir le lien qui existe entre rire et sacré. Il dévoile le saugrenu qui fait partie du grandiose, et cette révélation, cette prise de conscience (cf. Pour Louis de Funès, Demeure fragile) est tellement surprenante qu’elle peut, en effet, provoquer notre rire. Christine Ramat, semble apporter le même type de nuance entre « christianisme comique » et « a-théologie iconoclaste » : elle parle de « conflagration du comique et du théologique » et après avoir évoqué Bataille et rejeté l’éventualité d’un « sacré impur » comme « machine de guerre contre les pseudo-religions pour reconquérir cette sacralité démolie par le positivisme et le rationalisme », conclut en disant :

La référence bouffonne vise moins à engendrer la dégradation du divin qu’à enrayer le processus de dissolution du sacré. […] le saint pitre vient alors sacrifier comiquement ce qui est le plus contesté dans l’œuvre novarinienne : la religion de l’homme, le Veau d’or de la communication et toute image purement instrumentale de la langue […]. 356
Notes
355.

Henri Bergson, Le Rire, essai sur la signification du comique, Quadrige/PUF, 1995.

356.

Christine Ramat, « La dramaturgie spirituelle de Valère Novarina », Europe, op. cit., p. 131.