3.5.3. Jean des Trous

Quant au sadisme des légionnaires préposés à la crucifixion de « l’Assoiffé » dans Le Drame de la vie (« On lui foutit de la vinaigre à la place d’eau »), il se retrouve dans cette image du Discours aux animaux : « cloué par les oreilles » (D.A., p. 209). Ce qu’on pourrait nommer la scène du vinaigre est peut-être encore retravaillé dans L’Acte inconnu (p. 89) : « ton pain sera les cailloux, et ton eau le vinaigre amer qui, sitôt bu, ratisse la soif ».

On trouve ailleurs d’autres images liées à la fin du Christ comme la mention d’un « silence de trente-trois ans » (D.A., p. 77) et on parlera encore d’une « stupide élévation » (D.A., p. 115), autant d’expressions qui déprécient et ramènent à peu chose l’enseignement de celui qui souffrit pour nous –idem dans des formules comme « Jean des Trous, reste avec nous » (D.A., p. 279), « Te revoilà avec tes clous et ta statue et tes trois de bois » (D.A., p. 175) ou encore « le fils de Dieu qui n’est personne en trois personnes » (D.A., p. 219).

Dans Le Drame de la vie, « Cruciphon » est ramené à un trou qu’on crucifia par l’âme qui pend (p. 237) et, page 270, désigné comme celui des malades qui a la tête percée par le soldat (allusion sans doute à la lance qui lui perça les flancs) ; s’ensuit un récit iconoclaste de sa mort : « L’Homme de Crucifon s’adonne à toutes les malpropretés, jette en l’air tout ce qu’il peut avant d’agonir, tremper tout ce qu’il peut dans un blanc débulum ». Sur cette manière de présenter le Christ, Christine Ramat (citant des phrases judicieusement choisies) explique qu’elle s’inscrit malgré tout dans une sorte de tradition, "burlesquifiée" certes, mais tout de même  :

Le Drame de la vie réactive le topos du « Christ aux outrages ». Il travestit sur le mode carnavalesque la Passion christique. Les railleries sont à l’honneur et n’épargne pas le crucifié. […] on nomme « le petit déuscule Champion Toupique, roi réel des animaux » […].
On se moque du supplicié pitoyable et de la « piètre élection » par de comiques épitaphes : « L’homme qui périt d’amour, dites-lui son Dieu qui pend au cul » […]
Le thème de la kénose est prétexte aux récits d’événements d’une trivialité loufoque, car lorsque le Christ vient « se viander » dans le monde de l’homme, c’est pour connaître la pire indignation. […].
Si la kénôse est prétexte aux renversements burlesques, car Très-Haut tombe très bas, si Dieu traite son fils comme son chien, alors la grâce devient comiquement dérisoire. Le sauveur qui ne peut se sauver de la mort est accusé de ne pouvoir sauver l’homme. […].
De la raillerie, on passe alors aux cruautés : « Le public de Mélonde lance un galet qui l’atteint dans le centre de la figure sans qu’il ne verse aucun sang, ce qui prouve qu’il est Dieu ».
Le Drame de la vie enchaîne alors les scènes de coups et de torture : « C’est un festival de massacre, une ambiance du feu du ! » […] Cette figure d’Ecce homo est tellement pitoyable qu’elle fait rire. 358

Bref, explique-t-elle, « le rabaissement parodique n’est pas toujours aussi blasphématoire qu’il pourrait le laisser croire ». Ce que le lecteur du XXIème siècle doit faire, semble préconiser Christine Ramat, c’est un voyage dans la machine à remonter le temps, pour se retrouver « [à] l’époque médiévale », « au cœur même du réalisme chrétien », là « où la bouffonnerie [trouvait] sa place, comme le grotesque au sein des sublimes cathédrales, comme les diableries clownesques qui farcissent les mystères ou les fêtes des fous, dans le cours du calendrier liturgique  […] ». Car enfin, le rire proposé par Valère Novarina relèverait donc plutôt de ces traditions : « On ne voyait alors aucune incongruité dans le voisinage entre la farce et le mystère car les deux font partie de l’histoire du salut ». Ce qui choque aujourd’hui, dit-elle, « réjouissait le théâtre médiéval ». Elle revient sur cet aspect dans la conclusion de son livre (« Renouant avec l’ambivalence carnavalesque, le comique novarinien réconcilie ce que notre culture tient habituellement séparé, le sacré et le bouffon, le tragique absolu de la mort et le comique macabre. »359) et évoque même une « catégorie très audacieuse » qui s’applique encore à l’approche novarinienne : « Il s’agit du risus pascalis, ce rire de Pâques, qui permet aux prêtres et aux fidèles de raconter des blagues dans les églises pour exprimer la Joie de la Résurrection ». Bref, selon elle, « Le Drame de la vie utilise les ficelles du Mystère médiéval » ; de fait :

La violence côtoie la facétie. Le travestissement biblique est l’occasion d’un jeu de massacre burlesque. La pièce amplifie les scènes de cruauté au cours desquelles le Christ, victime pantelante, est tournée en dérision. Le Drame de la vie en multiplie les occurrences. La parodie de la Passion conduit en effet à une succession de situations comiques. 360

Par opposition aux moqueries et aux quolibets des « crucificateurs » (D.A., p. 190), d’aucuns confondront INRI et ICI et d’autres se diront « c’est moi-même que je voyais dépérir sur la croix » (D.A., p. 177). Et le retravail continue : au lieu de lancer « Pourquoi m’as-tu abandonné ? », le Christ novarinien s’exclamera « Père, quand je serai petit, je te louerai d’avoir été » (D.A., p. 32) et « Seigneur, pourquoi as-tu fait de moi l’épouvantail et le rebus du monde ? » (D.A., p. 207), le mot « rebus » étant sans doute à rapprocher de "rébus" voire de  "Rébus Christ". Cette figure christique aura d’autres phrases fortes : « Voici mon corps pour vous étalé dans la gloire » (D.A., p. 185) et « Sic est la fin de tout ce que je dis et mes trois derniers mots seront : "derniers mots seront" » (D.A., p. 103). On aura même une sorte d’oraison funèbre à la page 271 du Drame de la vie : « Il ne pensait toujours qu’en lui, il entendait Siphon et Cruciphon sillonner, il confondait les actions et les appels d’air lancés par sa voix ».

Le "cirque christique" ne s’arrête pas là : dans Le Drame de la vie (p. 210), l’ingénieux sculpteur Nombry imagine un Sauveur articulé : à l’heure de l’Elévation, un mécanisme caché le fait se tordre et tenter en vain de quitter la croix. La montée au ciel est mise en doute à la page 99 du Discours aux animaux où l’âme est assimilée à un os lancé pour être rapporté « avec les dents » par L’Animal du temps ; les chances de l’agneau sont minimes (A.V., p. 109) et ce qui l’attend, ce sont peut-être des « anges en carton » (L.M., p. 509).

Dans La Scène, c’est une auto-crucifixion passant par le langage que l’on nous promet : « je vais me clouer au mot bois ; m’y fixer par le mot clou ; perdre le mot sang par ma bouche juste au moment où c’est elle qui le prononce ». A la page 170, Diogène qui « entre et sort avec une planche », dit avoir « les jambes et les bras en bois » et porter « [sa] croix de misère sur [sa] face et [son] visage sur [son] derrière à la place des bois » : « Seigneur, achevez-moi ! » lance-t-il avant de raconter le « jour où il [rencontra] un homme intitulé roi des Juifs ».

Notes
358.

Christine Ramat, Valère Novarina. La comédie du verbe, op. cit., p. 343.

359.

Ibid. p. 396.

360.

Ibid. p. 345.