4.2. Lumière divine et Voie Négative

4.2.1. La machine à dire Je suis

Quant au titre Je suis, c’est un nouvel emprunt à la Bible. Dans l’ Exode en effet (3, 14), Moïse demande à Dieu comment il s’appelle et ce dernier, laconique, répond « Je suis » – Novarina nous le rappelle dans son entretien décidément éclairant avec Hadrien Laroche (Java, op. cit., p. 54) et en ajoutant que ce nom est extraordinaire « parce qu’il est aussi ton nom et le mien, le nom de chaque lecteur, le nom de chaque spectateur, le nom qui désigne sur le théâtre que Dieu a lieu en chacun ».

Or, si le « Je suis » ressemble vaguement à « Jésus » (mais est-ce une coïncidence ? Brisset dirait que non), il apocope peut-être aussi le « Je suis qui je suis » divin, autre fameuse formule quasi-intraduisible par laquelle Dieu se présente également ; or, si pour Meschonnic, la traduction exacte serait « Je serai que je serai » (Chouraqui préférant « Je serai celui qui sera), « Je suis qui je suis » (qui est donc la phrase que l’on cite le plus souvent) devient chez Novarina « Je suis celui qui voit », « Je suis celui qui fuis » (D.A., p. 58), « Je suis celui qui vit » et « Je suis celui qui rit » (D.A., p. 228). Cela se complique à la page 54 du Discours aux animaux avec « Je suis celui qui dit qui est » (qui rappelle l’enfantin «C’est çui qui dit qui est ») et « je suis celui qui fut dit celui qu’il sera » qui brouille encore plus les pistes.

Jean-Sébastien Trudel le remarque lui aussi, pour qui « le Je suis celui qui suis attribué à Dieu par Moïse en Exode 3,1,4 » est « soumis à un principe de variation presque infini, qui devient – ce n’est qu’un exemple parmi d’autres : "Je suis celui qui dit qui est ; car je suis celui qui fut dit celui qui sera" » (D.A., p. 54)362 ». A la page 188 du Discours aux animaux, nouvel exemple, on a une rafale de définitions, Dieu étant « comme le trou de toutes nos phrases en face de nous », « celui qui est dans chaque phrase que je dis » ou « celui à qui je dis qu’il n’est pas mais qu’il existe vraiment ».

En transposant peut-être "Je ne suis pas celle que vous croyez", Novarina obtient encore « Dieu n’est pas celui qu’on croit » (p. 63). Tel qu’en lui-même enfin : on ne sait ce qu’il est. « Il est celui qui suis, je suis le son qu’il est. » nous dit la page 157 du Drame de la vie. Dieu, qu’il ne faudrait pas confondre avec un « double alvéolé » (Satan ? Le Christ ? Un dieu en bois ? Dagon ? Moloch ?), « se reconnaît à ce qu’il dit être celui qui dit qu’il est celui qui dit qu’il est celui qu’il est. » (D.A., p. 179) – ici, on pourrait estimer que Novarina s’amuse à mélanger iconoclastement "c’est çui qui dit qui est", "l’homme qui a vu l’homme" et « Je suis qui je suis ».

Dans Je suis (chose logique étant donné le titre), la Machine à dire Je suis s’emballe littéralement : après l’interrogation « A propos de Je suis. Est-il celui qui est ? », on pourra trouver les développements suivants : « Celui qui est bien plus que tout, et qui est cause de toutes les choses qui sont, y compris ce néon stupide, n’a pas à dire Je suis, puisqu’il est », « Celui qui devient ce qui demeure, n’est pas celui qui serait devenu ce qu’il était », « Celui qui redevient ce qu’il était n’avait pas à être », « [Celui] qui n’est pas celui qui parle n’est pas celui qui se tait », « Je suis celui qui devient ce qu’il est », « Je suis celui qui est tu », « [Que] celui qui y est, qu’il y reste ! » (pp. 83-84-85). Dans L’Origine rouge enfin (p. 96), la formule fait partie d’une série de chansons : « "Je suis qui je suis", solo monologal à oreille. Chant du oinje ».

Notes
362.

Jean-Sébastien Trudel, « Dieu est la chose. Une écriture théotautologique », La Bouche théâtrale, op. cit., p. 101.