4.2.2. La quatrième personne du singulier

On a déjà évoqué la personne qui n’est personne en trois personnes et il est certain que le 3 (c’était là la grande théorie de Dumézil mais lui mettait plutôt en avant la notion de triade) joue traditionnellement un très grand rôle pour parler du divin – on pourrait presque ici proposer un concept nouveau qui serait donc le "trivin" (mais le mot ainsi obtenu serait peut-être trop proche de trivial et du « Trinch » rabelaisien). Dante, par exemple, parla étrangement du trois dans sa Vita Nova en mettant en avant le neuf ; « Dieu est en trois » (D.A., p. 276) sera une des variations de Novarina, l’affirmation étant à rapprocher (« Dieu est en bois » n’étant pas loin) de « Dieu est en toi » – autre variante : « Deux est en trois » (D.A., p. 115 et p. 118). En somme, l’auteur se sert de toutes les possibilités du français (rapprochements de termes, jeux de mots, suppression-adjonction) pour aborder en comique le terrain de la théologie. Ici donc, que 2 soit rapproché de 3 n’est pas si surprenant que cela car si deux devient Dieu, c’est qu’ils sont trois au départ, l’ayant toujours été et l’étant pour toujours.

Le trois n’est pas non plus absent de la "théoliste" de La Chair de l’homme, ne serait-ce qu’à travers l’étonnante formule de Spinoza : « si les triangles faisaient un Dieu, il lui donneraient trois côtés » – mais il y a aussi : « Dieu qui trine en un fut, triple est, et trois sera » (de Maurice Scève). Dans un texte du mini-recueil Le vrai sang, voici ce qu’il dira de la « figure de la Trinité » :

Trois est impensable aux animaux. Un est un point ; deux lutte ; trois est amour. Le chiffre de l’amour est trois : c’est aussi le chiffre des langues. Le langage est trois (sujet, verbe, complément), parce qu’il est le signe d’un amour, parce qu’il est signe de respiration. L’univers est amoureux parce qu’il respire, parce qu’il attend. Trois est une volute, c’est un mouvement, une roue, un départ de l’esprit. 363

Ce passage poético-mathématique a quelque chose de « transitif » (cf. si a = b et que b = c, alors a = c) puisqu’il semble, en filigrane, déboucher sur le très chrétien « Dieu est amour » – qui se redit ici, plus ou moins, en « Dieu est respiration », « Trois est souffle » et, presque texto : « Amour est trois » ; tout se confond dans le trois puisque Dieu est trois et que tout est dans Dieu (et réciproquement).

Cela dit, on pourra être moins abstrait : dans une scène importante de L’Inquiétude par exemple, la trinité est présentée comme une sympathique famille plus ou moins en crise : « Je te le dis, Louise, à toi : aucun de nous trois n’est de ce monde-là », ce qui évoque un amusant mini-poème composée de trois rimes en « a » (cf. toi / trois / là). Autre possible occurrence d’une bizarre trinité de type familial : « mes trois parents » (V.Q., p. 36).

Enfin, en écrivant que « 3 » est la quatrième personne du singulier (sans doute une allusion à la majuscule contenue dans « Il »), il ajoute une dimension supplémentaire en faisant intervenir le 4, ce qui est assez inédit. Il se resservira d’ailleurs de la "Quaternité" (si l’on veut) pour poser (in D.A., p. 121) : Si « Dieu est en deux, (le père et le fils ?), « son chair est quatre » car il faut peut-être ajouter au duo l’homme qui dit « Je suis » et le saint-esprit qui souffle dedans. Par ailleurs, remarquons qu’il existe une sorte de quadrature des lettres dans ADAM, INRI, AMEN, IDEM, YHVH, OVNI, OPEN, AMOR, OGRE, LOVE, MORT, MOTS, TORT, SORT, PORC, QUOI, BOIS, VOIX, VOIE, NOIX, NOEL, JOIE, NOIR, RIRE, ETRE, ŒIL, PIED, MAIN, SEXE, TETE, PERE, MERE, REEL, AIME, AMIE, ELLE, AILE, MAIS, MAÏS, MURS, TRIP, FILS, SUIS, NUIT, RIEN, TROU, TROP, BOUE, TOHU, BOHU, BLEU, DIEU, ZEUS, DEUS, DENT, DEUX, CINQ, SEPT, HUIT, NEUF, BEAT, FLOW, SLAM, FLOT, WIND, VIVE, VIDE et même DIVE (cf. la rabelaisienne « Dive bouteille) : bref, le vide de Dieu est peut-être celui d’un cerceau carré, d’un portrait sans visage ou d’un cadre sans tableau. Autre occurrence novarinienne de la Dive "Quaternité" (/Quadrature/"Quadraturnité") :

‘Ne garder de lui que l’écartèlement, l’écartèlement de ses quatre lettres dans l’espace… C’est un mot à laisser vide, en quatre lettres muettes, lié à l’espace, rayonnant aux points cardinaux » (A.I., p. 146). ’

Cet écartèlement, chose troublante, renvoie peut-être aussi à la représentation de l’homme vu par Léonard de Vinci ; enfin, signalons cette remarque (très novarinienne) de Furetière : « Dieu a quatre lettres dans presque toutes les langues » (C.H., p. 401), « presque » en effet (on pense à « God », notamment). Quant à la définition « Dieu est en deux » (qui devient « Deux est en deux » à la page 129 du Discours aux animaux), elle renvoie peut-être à un « Dieu fendu » (D.A., p. 41). A ce « Dieu en deux », il semble manquer quelque chose mais, même complet, il y a autre chose qui manque (peut-être l’humanité, qui serait un « un » nu.) : « J’ai vu Dieu : il est encore pire qu’en deux. » (D.A., p. 228). Quant à Adam, il ne doit pas se faire d’illusions quant au chiffre qu’il porte : il est un, soit seul, solitaire et cela n’a rien de glorieux : « je m’suis trop cru du Dieu céleste un chiffre unique et non perdu en face de lui. » (D.A., p. 223). Pour le V, soit le 5, il ressemble au V du DIEU-VIDE novarinien – mais nous n’en tirerons aucune conclusion. Bref, on aura donc évoqué le 5, le 4, le 3, le 2 et le 1 – il nous faut maintenant passer au 0…

Notes
363.

Valère Novarina, « L’inquiétude rythmique », Le vrai sang, op. cit., p. 37.