4.2.3. Celui dont on ne peut parler : l’énormité du trou Dieu

Dans la théologie négative, il s’agit de parler de Dieu tout en étant conscient que ce n’est pas possible et/ou qu’Il n’existe pas. Prédestiné par son nom même, "V.N." (dont le but avoué est justement de parler de ce qu’on ne peut pas dire) est ici comme un poisson dans l’eau, d’autant plus que l’approche en question n’est pas sans lien avec l’absurde et le comique. Cette dimension se retrouve chez Madame Guyon et Angélus Silésius dont les fulgurances sont parfois si sidérantes qu’elles peuvent prêter à rire par une sorte de saugrenu grandiose (on a pu parler d’une mystique de l’incongru) qui annonce le novarinien.

Bref, on délimite les contours d’un vide pour essayer de cerner Dieu (ce « trou avec n’importe quoi autour », comme disait Genet), on le présente comme un « Vide où verser toutes nos paroles » (D.A., p. 81) et on s’adresse à lui (fût-ce absurde) en le tutoyant : « tu t’es troué toi-même par ton néant, en étant ; et non par moi qui ne suis rien » (D.A., p. 81) ou en lui disant vous : « Vous êtes comme face à face à un quoi qui n’est personne en face de vous. » (D.A., p. 146). Le mot « quoi », qui revient souvent, est sans doute à rapprocher de la notion de mystère ; Dieu est avant tout une question, un "quoi ?". Si Dieu est trois, c’est donc aussi et surtout un quoi : c’est un 3 qui ne se tient pas coi, une question « questiante » qui n’en finira jamais de nous troubler et de nous interroger. Ce sacré point d’interrogation ne laisse pas l’homme tranquille ; il lui faudra toujours questionner ce mystère – mystère qui, si nous ne le comprenons pas, nous comprendrait pourtant (voir Les cendres, p. 86) mais dans le sens où il est en nous, autour, partout…

Ce qui reste envisageable, nous signifient Novarina et tous les tenants de la Voie Négative, c’est donc l’hypotypose de Dieu : s’» Il » n’est pas là, on le représente, on en parle, c’est possible. On peut par exemple évoquer Son invisibilité ; n’y voir que du feu, c’est ne rien comprendre ; c’est donc voir Dieu. Novarina jouera avec cette idée :

[…] j’ai vu partout ta face nulle part (D.A., p. 66).
Celui qui voit tout est invisible (V.Q., p. 123).
Dieu est un drame que je sais pas. (D.A. ; p. 161)
[…] c’est comme un miroir noir où y aurait rien à voir (V.Q., p. 74).

On le voit, l’opacité (cf. miroir noir) est éventuellement, comme ici (« miroir noir » / « rien à voir »), à rapprocher de l’invisibilité. Notons encore les « yeux invisibles qui voient tout » (V.Q., p. 50) et l’image de ce mystérieux « berger qu’on voit pas » (V.Q., p. 76). Quant à l’omniprésence invisible du divin, elle se retrouve comiquement exprimée dans « Dieu est partout nulle part » (D.A., p. 236). La possibilité de Son inexistence est aussi évoquée (mais cela n’empêche donc pas que l’on puisse en parler) dans « celui qui n’est rien en aucune chose » (J.S., p. 144), « Nous vénérons ce qui n’existe pas » (D.A., p. 43) et « je le relouai d’être pensant qu’il n’était pas » (J.S., p. 202) voire « Dieu est ici comme personne, pas comme quelqu’un » (J.S., p. 96). Dans la fameuse liste de La Chair de l’homme (de la page 383 à la page 402), on tombera même sur des définitions comme :

Dieu est nihil (Maître Eckhart).
Qui dit Dieu, ne dit rien (Pelletan).
Dieu est le seul être qui, pour régner, n’a même pas besoin d’exister (Baudelaire).
Il n’y aucun Dieu et l’homme est son prophète (Jacobsen).
Dieu est un rien du tout qui n’existe que par la surabondance de son néant (Cioran).

Signalons que c’est aussi et surtout l’existence d’un Dieu qui aurait des « pieds », des « genoux agiles » et un « sexe velu » (comme disait Empédocle) qui est mise en doute à travers ces définitions – l’existence d’un autre Dieu, d’un Dieu sans corps, étant peut-être finalement plus prouvable, surtout quand c’est le Spinoza de L’Ethique qui s’y colle (si l’on peut dire). Concernant Dieu, notons qu’en général, Il (on a vu que nous utilisions la « quatrième personne du singulier) est plutôt considéré comme un vide ou comme un trou que comme un néant proprement dit : le néant ne peut pas vraiment être synonyme de Dieu car si c’était le cas, l’homme n’aurait pas réussi à combler le vide lésé par son absence : ce vide, Adam le combla par l’Ecriture (sainte ou pas)  parce que dans ce vide, il y avait de la place pour extrapoler à l’infini. Si Dieu était un néant informe plutôt qu’un vide en face de soi avec absence de lumière autour, il aurait été beaucoup moins excitant d’écrire sur un tel sujet.

S’il y a un vide, on peut en effet essayer de mettre quelque chose dedans ou en rajouter dans le mystère que ce vide suggère, contribuer à épaissir ce mystère déjà charmant ; Novarina s’y emploie mais ce qu’il laisse dans la case/niche vide laissée par Dieu peut surprendre : fumée comique, pieds de nez, dérision, gags gotlibiens, farces potaches, voix négative revisitée, intuitions farfelues, mélange subtil de grandiose et de saugrenu, etc. En s’inspirant de ses comptines, disons qu’il fait presque suivre "Dieu, y est-Il ?"de "Et le yeti, y est-y ? Et le loup la itou ? " tant il est vrai que clins d’œil, humour iconoclaste et questions nouvelles sont autant de réponses possibles, de même qu’une absence de réponse est une solution toujours possible à l’absence de solution. Plus concrètement (est-ce si sûr ?), il nous proposera en se basant sur l’idée d’un DIEU qui serait donc VIDE (comme le suggère la graphie des romains) des jeux tels que « Jean Dieu, vide qui est en nous et avec nous » (D.A., p. 31) et « Dieu est en nous comme un trou au milieu » (D.A., p. 55). La « dent du vide » (D.A., p. 30), c’est peut-être encore Dieu (un Dieu qui nous grignote subrepticement). Dans un même ordre d’idées, dans « Dunlop est mort », Dieu semble assimilé à un pneu – ce qui est novariniennement tout à fait logique (cf. air, souffle, vide, trou au milieu). C’est en cela qu’on pourrait parler, en remplaçant bleu par Dieu – et ceci pour s’inspirer a contrario de la méthode ancienne qui déboucha sur « Parbleu ! » – de "l’énormité du trou Dieu".

Sa présence/absence vécue comme sublimement exaspérante est peut-être sensible dans le magnifique « Ah, Seigneur, tu me poins : il suffit que c’est toi » qui obsède l’auteur mais dont le sens nous paraît très obscur. Plus nettement, l’exaspération ressentie en face de ce DIEU/VIDE se retrouve dans des phrases comme :

‘Dieu qui êtes là, si vous êtes là, posez-vous quelque part (D.V., p. 286).
Eternel, j’ai gloire d’être ici avec toi – Surviens ! (D.A., p. 150).
Main divine, lève-toi de moi, arrache de moi ce plafond ! (D.A., p. 274).’

Dans ce dernier cas, c’est le plafond qui suggère une agaçante opacité. Le dépit est donc là : « je croyais que la lumière donne sur Dieu alors qu’il n’en était rien. » (J.S., p. 143). Pourra se faire jour une certaine lassitude, de la déprime, de l’amertume. On L’appelle mais c’est en vain – ou alors c’est la radio du voisin qui vous répond (V.Q., p. 75). Pourtant, l’espoir de voir l’invisible reste présent, chevillé au corps d’Adam qui lancera même, comme un défi achabien : « Quand Dieu viendra, il entendra quelqu’un lui dire : "Je suis ton homme" » (D.A., p. 91). Dans L’Acte inconnu (p. 118), Novarina se sert d’un air connu (peut-on parler de ready-made ? Nous le croyons) s’appliquant parfaitement à ce dieu au silence infini-pascalien, taiseux au possible et mutique au-delà de toute expression :

‘Je chante et souvent / Mon cœur me fait peine […] / Je chante tout seul / Dans les éboulis, / Pour rien pour personne, / Tout l’après-midi. ’

L’idée que Dieu n’est rien (qu’un souffle, qu’un mot) mais que ce rien est(/fait) tout se retrouve à la page 157 où Lui et le verbe (mais avec un « v » minuscule) se confondent : Personne au fond de moi, au fond de toi personne / Toute langue ne raisonne que de ton nom […] / Je chante pour rien / Pour toi pour personne. Le rien divin se retrouve à la page 146 (mais comme on va le voir, c’est un rien actif, opératoire, un jeu/nœud fondamental) :

‘Dans toutes nos phrases Dieu est un vide, un mot en silence, un trou d’air, un appel qui permet à l’esprit de retrouver souffle et mouvement.’

Ailleurs dans la même œuvre, on dialogue intimement, organiquement avec ce Dieu silencieux qui nous « tue avec amour » : « Il me défait » (p. 131). Sa sacro-sainte absence a « lieu en vrai » (p. 122) : son absence n’est pas la preuve qu’il n’existe pas. S’il n’est pas sous nos yeux, c’est tout simplement qu’il est ailleurs – à moins qu’il ne soit trop petit pour être vu, microscopique – Artaud disait même : « ce qu’on a appelé les microbes, c’est Dieu ».