4.3. Prières et formules liturgiques

4.3.1. Je vous salue la vie, pleine de risques

Dans Je suis, on recense beaucoup de prières, la plus originale se situant peut-être aux pages 203-204 où le je prie devant des objets tout à fait communs semblant tenir lieu de symboles sacrés :

‘[…] j’allais dans le garage prier, non devant la croix, trois fois trop glorieuse, mais devant le dernier des objets allumés, devant bout d’allumette, devant boîte vide, devant mes lacets. ’

S’ensuit une bizarre mais très belle « Prière aux Choses et aux Objets » :

‘Objet qui vis ici, sans vie ni vie, sans langage, et qui ne fait aucun signe, ôte pour moi la peur d’être là, ôte-moi la peur d’être sans toi, et fais-moi disparaître avec toi dans la solitude. ’

Notons-le au passage : prier une allumette nous paraît très novarinien. Très proche de l’auteur, le personnage en question, « Jean Singulier », semble s’accuser de chercher Dieu dans un « cercle de gloire » (p. 206) alors qu’il est tout près, un peu (si l’on veut) comme dans La lettre volée d’Edgar Poe ; bref, il veut imiter ce « balayeur […] qui avait mis dans le garage deux manches à balais liés comme ça par des ficelles dont il s’était fait des bois pour prier. » (p. 205). Encore plus païennement, on pourra également adresser des prières au soleil : « Astre d’ici et qui n’est pas la vraie lumière, cours éclairer les gens de la nuit » (V.Q., p. 53) ; est-ce un échec comique et la réponse du soleil ou la raison du départ de ce dernier courant justement pour « éclairer les gens de la nuit » ? Toujours est-il qu’on lira dans la phrase qui suit : « Et il tomba en pluie aussitôt ». Dans « Que n’as-tu fait dans ma tête un trou pour résonner ? » (in J.S.), on ne veut plus raisonner mais bel et bien « résonner », à la façon d’une cloche : ce qui semble poser problème, ce ne serait donc pas ce grelot dans la tête (cette pierre de folie, ce feu intérieur qui nous dévore, le temps qui passe, cette lumière qui nuit) mais la conscience, l’intelligence de cette présence et toutes les questions qui se posent en conséquence.

Plus clairement parodique, le « Notre Chair qui êtes » (V.Q., p. 78) semble l’incipit apocopé d’un nouveau « Pater noster », prière qui, rappelons-le, pourra se métamorphoser quéniennement en « Patère noustère » – mais peut-être aussi en « Alma Pater dont j’ai oublié la suite » (D.A., p. 93) et (D.V., p. 254) et surtout en « Père qui êtes dans ma tombe » qui suggère un renversement complet par rapport à « qui êtes aux cieux ». Dans La Scène (p. 73), le Notre père est encore revisité :

‘Notre pierre qui êtes en poche, ne pesez pas trop fort à notre cou lorsque nous nous noyons et ne nous laissez pas succomber à la pesanteur. ’

Juste avant (Verheggen avait commis « Absinthe Marie, Mère de Dieu ; priez pour nous pauvres Assoiffés de poésie » et « Elle s’en sort avec 2 Harry Pater et 3 zavé Marioles364), le « Je vous salue, Marie » devient :

‘Je vous salue, la vie pleine de risques, vous êtes fortiche entre toutes les flammes et Paul Tubu, berger de vot’bercail, est honni !’

« Au nom du père » devient « Au nom du fils sans terre, et du père de la mère sans qu’ils soient » (D.A., p. 264) et « In nomin patr et fillie et altère » dans La Lutte des morts (p. 459). Quant au papal urbi et orbi », il se change en noms de lieux aux consonances françaises (à rapprocher éventuellement des villes « Tohu » et « Bohu ») : « Puis j’ai filé où on me disait d’aller : aux Turbies, à Orby » (V.Q., p. 44), Orby étant peut-être un avatar d’aéroport (on songe bien sûr à Orly). « Délivrez-nous du mal » se retrouve peu ou prou dans des formules comme :

Animals déaux, délivrez-moi de mon cerveau (D.V., p. 279).
[…] délivre-toi des liens (D.A., p. 184).
Libérez-me du gond (D.V., p. 93).
Elimenez-moi du glas (D.V. ; p. 92).
[…] protège-nous du soleil (O. I., p. 9).

Pour « Bénis soient vos trous maudits » (D.A., p. 176), la formule pourrait conclure une prière iconoclaste ; « Par les cinq trous, retenez-vous ! » (D.V., p. 242) semble inviter à une forme de modération ; et « Dieu qui me jugez, je vous supplie de m’éviter ce sort compliqué » (D.V., p. 98) implique presque une certaine familiarité avec le divin. La cérémonie de la communion se voit revisitée à travers la formule « Prenez et mangez » qui devient notamment

Tenez et prenez (D.A., p. 292).
Urgez et donnez (D.V., p. 229).
Prenez, c’est pas rien (J.S., p. 167)
Voici mes cendres : buvez et mangez (A.I., p. 17).

L’idée de vin divin se retrouve un peu dans « boire un chapelet » (in D.V.) et "Le Christ" pourrait éventuellement être une réponse à la question « Dis qui tu gobes » (D.V., p. 245). De même, on pourra estimer que la cérémonie du mariage est présente à la page 238 du Drame de la vie (« Couples, avancez-vous et marchez les uns sur les autres ») où la messe se transforme en un square-dance archaïque et anarchique. Passons au cocasse « Que la lumière soif » (D.A., p. 18), qui sonne comme le lapsus d’un curé obsédé par le vin de messe (même si la lumière, voir ci-avant, a peut-être en effet des vertus désaltérantes) ; et signalons également un début de « messe folle » à la page 296 du Discours aux animaux : « Et ils entonnèrent de suite, en archi-faux, non de Davidus Rex mais Jacob Delafon ».

"Alléluia" devient dans Le Discours aux animaux « allélouyoc ! » (D.A., p. 183) et « Haut les louyocs, allélouiyardes » (D.A., p. 220) ; idem pour « Ainsi soit-il ! » qui fait l’objet de plusieurs variations :

Ainsi soit-il d’oc. (D.A., p. 97).
Ainsi sommes-nous (D.A., p. 178).
Ainsi fut fait pour qu’il en soit ainsi nulle part (D.A., p. 84).
Ainsi soit-il jusqu’à ce que ma parole soit faite (D.A., p. 71).

La dernière phrase est une sorte de mélange : « Ainsi soit-il » + « Que ta volonté soit faite ». A la page 263 du Drame de la vie, on aura : « Ainsi il dit, ainsi fait-il… Ainsi sortirent-ils. Ainsi soit-il ! ». « Ainsi soit-il  » est également allongé dans l’incompréhensible « Ainsi suis-je aux lieux d’ainsi soient-ils brefs ! » (V.Q., p. 37) qui exprime comme un désir de ne pas faire long feu sur la terre des hommes – même impatience (peut-être) dans « Ainsi soit-il vite » (O.R., p. 118). Dans La Scène, à la page 164, c’est plutôt à une confession que l’on assiste :

‘[…] j’ai transformé le lait en galactose, la viande en viandôse, j’ai huméri tout dans l’ordre qu’y fallait pas ; j’ai tué ma mère puis j’ai épousé mon père […] j’ai vu le chien de ma sœur et je l’ai découpé en bois, puis j’ai fait une demande pour faire un second enfant au chien de ma sœur […] j’ai vu l’intérieur de toutes les femmes par le trou de la respiration oui-coq.’

Mais on est puni de toutes ces mauvaises actions : « Ma femme a accouché d’un roquet nommé mon fils ». Dans L’Acte inconnu enfin, on retravaille encore formules et prières (on note même une « monoprière » à la page 24) :

Heureux les terrestres, car il seront réduits en terre (p. 60).
Tu tueras ton prochain comme toi-même (p. 126).

De même, « Je ne suis pas digne de te recevoir » se retrouve un peu dans « Je ne serai pas digne de lui porter ma planche (p. 55) et « Prends pitié de nous » dans « Libère, rachète et sauve, Seigneur, bénis et aie pitié de ceux-ci parmi les gens » (p. 173). Quant à « Maintenant et à l’heure qu’il est » (p. 116), la formule semble impliquer qu’il est celle « de notre mort ». Pour finir, les lettres d’Amen pourront se voir permutées (idem pour INRI) et on tombera aussi sur un cocasse « Amenibus » (D.A., p. 214). La formule « Allez dans la paix du Christ ! », elle, est peut-être retravaillée en « Que chacun aille maintenant parler à blanc dans une solitude parlée » (O.I., p. 142).

Notes
364.

Jean-Pierre Verheggen, Du même auteur chez le même éditeur (nouvelles zuteries), L’arbalète / Gallimard, 2004.