5.2. Entre Rabbi Jacob et Saint Augustin

Dans son étude comparée entre Beckett, Tardieu et Novarina, Lydie Parisse fait de Pour Louis de Funès, un écrit primordial :

Le texte intitulé « Pour Louis de Funès », apologie de la perte de soi et traité spirituel, est appelé, à mon sens, à faire date au même titre que Le Paradoxe sur le comédien de Diderot, La Formation de l’acteurde Stanislavski, ou Exercices spirituelsd’Ignace de Loyola. 366

Sa façon drôle et naturelle d’associer des livres sur le jeu (et l’acteur) à l’ouvrage d’un mystique est révélatrice : ce texte novarinien en effet, est à la croisée des chemins, mêlant des catégories a priori très différentes et même assez peu compatibles. Christine Ramat, de son côté, nous explique en quoi consiste et à quoi s’applique à son avis la parole de ce singulier théologien comique qui avait nom Louis de Funès :

Dans cet univers qui joue sans arrêt sur la tension des inconciliables, c’est le pseudo Louis de Funès qui, dans Devant la parole , vient faire l’exégèse de l’esthétique novarinienne. On le voit tour à tour succéder à Mme Guyon, commenter les tableaux de Piero della Francesca, de Mantegna, d’Augustin Lesage, d’Engerrand Quarton, marmonner que « le Verbe s’est fait chair et qu’il est venu habiter parmi nous », citer Calvin, répondre ensuite à Félix Mayol, quitter le rôle burlesque de Rabbi Jacob pour enfiler celui de Philon d’ Alexandrie, etc. 367

Olivier Dubouclez remarque à son tour :

Louis de Funès est moins convoqué pour ce qu’il a réellement dit ou fait que pour incarner une figure prophétique où se mêlent la langue de l’écrivain et le témoignage rêvé de l’acteur […] Voici Louis de Funès porteur de la multiplicité des langues spirituelles, le latin, le grec, l’hébreu […] « Louis de Funès » n’est pas un simple nom, une pure matière verbale : il est le point d’ancrage d’une méditation […]. 368

Sans généraliser – car il y a des exceptions de taille (cf. Jean Terrier, Diogène, Le Chercheur de Falbala, L’Origine rouge), le personnage novarinien étant une sorte de tuyau laissant passer la parole, son nom aussi est vide – de sens (car passionnant par ailleurs, sur le plan de l’esthétique, de l’étrangeté et de la stricte drôlerie) ; or, ce n’est pas du tout le cas ici où le procédé du ready-made appliqué à un nom connu (qui fut aussi utilisé pour Jean Dubuffet, Pascal, Diogène, André Marcon, Fregoli, Alexis Gruss, etc.) fait ici des merveilles sur le plan du comique et de l’incongruité.

D’autres auteurs ont procédé de même, "ready-madiquement" – mais les effets recherchés et obtenus n’étaient pas vraiment les mêmes : on pense à Lucien mettant en scène des philosophes ayant existé (mais au fond peut-être que Platon lui-même a procédé ainsi : et si « Socrate » était un ready-made ?), à Nietzsche se servant du nom « Zarathoustra » et élaborant tout un livre (un livre où sacré et drôlerie se mélangent un peu parfois) à partir de cela ou à Artaud faisant de Van Gogh une sorte de drapeau hurlant… On connaît d’autres cas (Arrabal notamment, se servant du nom de personnages connus et proposant des variations ou encore plus récemment Jean Echenoz partant de Ravel, de Zatopek ou de Nikola Tesla) mais en terme d’incongruité et de cocasserie, la seule initiative à être un peu comparable, c’est peut-être celle de Gotlib mettant en avant la figure d’Isaac Newton, ready-made passionnant mais malgré tout essentiellement parodique – de plus, Isaac Newton n’était pas au départ un personnage drôle : ce n’est donc pas le même type de ready-made (même si, au final, les rires peuvent être un peu les mêmes car dans les deux cas, il y a du grandiose et du saugrenu).

En fait, on n’a pas encore digéré le coup de génie qu’eut là Valère Novarina ; et c’est d’ailleurs pour cela qu’il est très difficile, étant donnée l’avancée de notre digestion de sa parole (car il s’agit de prendre au sérieux les rapprochements parole/nourriture effectués par l’auteur) d’analyser le type de rhétorique à l’œuvre dans les textes où nous est dispensé l’enseignement de Louis de Funès – et la notion de sainteté du clown.

D’autres que nous ont certes émis sur ce sujet des idées plus qu’intéressantes ; Olivier Dubouclez, Jacques Rebotier mais aussi Christine Ramat qui répond crânement à la question "Pourquoi cet acteur-là ?" (Novarina s’étant plutôt demandé "Comment peut-on être Louis de Funès ?") en comparant son jeu à la prose du dramaturge :

La grande virtuosité « defunessienne », pourrait-on dire, de cette écriture qui fait grimacer comiquement, dans le corps de l’acteur, la mécanique représentative et herméneutique, en enchaînant à une vitesse hallucinatoire, contorsions syntaxiques, déformations sémantiques, numéros vertigineux d’acrobaties verbales et verbigérations bouffonnes, est une manière de saper le bavardage social et médiatique dans une grande foire aux langues. Ratés, ratures, lapsus, parodies bouffonnes et déformations en tous genres deviennent alors riche matière d’invention pour exhiber et exalter, en négatif, par le mineur et le burlesque, la puissance salvatrice du Logos. 369

Disons encore que Louis de Funès est un saint en ce qu’il est exemplaire : c’est le Traversé Parfait; le Pantin Impeccable ; il symbolise à sa manière une certaine puissance divine : il est la Foudre Comique.

Notes
366.

Lydie Parisse, La "parole trouée". Beckett , Tardieu , Novarina, op. cit., p. 141.

367.

Christine Ramat, « La dramaturgie spirituelle de Valère Novarina, Europe, op. cit., p. 131.

368.

Olivier Dubouclez, « Portrait de l’acteur en personnage », La bouche théâtrale, op. cit., pp. 57-58.

369.

Christine Ramat, « La dramaturgie spirituelle de Valère Novarina », Europe, op. cit., p. 133.