5.4. Salut par le rire, sainteté du cirque et christianisme comique

Dans l’article précédemment cité, Christine Ramat, beaucoup plus finement que nous ne saurions le faire, développe l’idée (d’ailleurs assez taoïste) de contraste et de polarité, suggérant peut-être une confusion possible, une complémentarité réalisée chez Novarina (et chez Louis de Funès) entre rire et sacré :

[…] l’élévation mystique de l’acteur passe par le ridicule et qu’inversement le comique soit l’objet d’une élévation liturgique. Louis de Funès, précise Novarina, « est un singe très saint, qui rend très saintes les choses comiques et très comiques les choses sacrées ». Le mariage paradoxal du saint et du singe rejoint ici ce qu’Agamben, dans son analyse de l’esthétique baroque « la mystique de l’incongru » qui, s’appuyant sur les principes de la théologie négative, montre que la dissemblance offre une paradoxale « pertinence par divergence ». Si la disjonction est gage d’une ressemblance supérieure, on comprend mieux pourquoi Novarina établit une proximité de fond entre l’extase mystique et la chute clownesque. […] la figure de Louis de Funès en saint pitre devient emblématique d’une esthétique du paradoxe fondée sur le principe de contraste et de polarité, dans laquelle le négatif se télescope avec le positif, l’insignifiant avec l’essentiel, l’inquiétude métaphysique avec le dérisoire grotesque. […] « Cette nécessité de contraste est vitale pour le théâtre, et pour la pensée », précise Novarina, « car elle est d’ordre respiratoire. Tout doit chuter sur le plateau. Il s’agit de l’accord du monde, de son ordre mêlé. » Dans ce monde ou les extrêmes finissent par se rejoindre et s’inverser, le sacré devient inévitablement comique. Contrairement à Nietzsche qui reprochait au christianisme d’avoir tué le rire, Novarina ne cesse de nouer la référence théologique à un mode de figuration bouffe. […]. On pourrait voir ici resurgir les vieux principes carnavalesques et l’ambivalence de la vieille tradition médiévale. 370

Christine Ramat enchaîne en évoquant une des raisons de ce que l’on pourrait nommer "comique de ready-made" :

‘Quand il joue au vrai-faux théologien, Louis de Funès parodie et travestit l’Ecriture. Et quand il se fait apôtre fidèle, c’est la non-coïncidence du dit avec l’instance du dire qui est risible et qui conduit, au final, à se demander si Louis de Funès est prophète d’un christianisme comique ou fervent facétieux d’une a-théologie iconoclaste.’

Louis de Funès est un saint autant que Saint Augustin est un clown : cela ne peut pas être autrement. C’est ce qu’on pourrait appeler la Loi de Novarina ou Loi de la Réversibilité : cela ne souffre pas la contradiction ; il faut le constater, saluer le mystère en éclatant de rire puis se taire et méditer à la façon d’un moine japonais. En la matière, il semble que l’auteur ait même une sorte de maître : c’est Tertullien, cité dans Les cendres, et qui disait :

‘Le fils de Dieu est mort ? Je le crois car c’est inepte. Et une fois enseveli, il ressuscite ? C’est certain parce que c’est impossible.’

L’ineptie se fait vérité profonde, le faux est vrai et le vrai faux : Novarina nous fait  entrer dans l’ère du Tao, les taoïstes pratiquant volontiers, eux-aussi, paradoxes et retournements.

Notes
370.

Ibid, p.129 et suite.