Ce mot même de ready-made, Breton en proposa de subtiles nuances (ready-made réciproques, ready-made aidés, etc.) dans son Anthologie de l’humour noir ; ce détail nous paraît révélateur : Duchamp avait peut-être moins de distance qu’on le dit. On sait de plus que, lorsqu’il exposait un objet, il savait le mettre en valeur ; quand on parle de ses œuvres, on ne parle pas assez des socles et de la présentation générale. Or, il y avait ici glorification, sacralisation de l’objet. Au delà de l’humour et de l’ironie, au fond, il y avait peut-être même, tout comme chez les artistes Pop Art, une sorte d’amour véritable pour l’urinoir, la roue de bicyclette, le range-bouteilles, une émotion esthétique sincère et une forme de respect confinant au sacré.
Ce respect (cette émotion) est aussi celle qui saisit Novarina devant certains aspects parfois méprisés de la culture populaire (cf. cirque, accordéon, parlers régionaux, etc.). Dans un même ordre d’idées, son regard devant les mille grimaces de Louis de Funès est aussi celui, émerveillé, de l’enfant qui allait voir Gugusse à la Loterie Pierrot.
Que ce soit pour Duchamp, Godard, Michaux ou Novarina, on ne comprend pas toujours qu’il y a une très grande part d’enfance dans leurs propositions artistiques, le problème étant celui de l’horizon d’attente du récepteur – mais aussi du statut et de la réputation de l’artiste concerné. Godard l’a fort bien dit : en allant voir Rio Bravo, le public ne se rend pas forcément compte qu’il va voir un film profond (parce qu’en y allant, il se prépare juste à voir un bon western, ni plus, ni moins, à consommer du produit Western) mais, déplore le cinéaste, quand on va voir Pierrot le fou (par exemple), on va voir un film de Monsieur Jean-Luc Godard, d’auteur donc, d’artiste, reconnu, considéré comme sophistiqué, etc. Dès lors on se guinde, on met une cravate stricte et on passe lamentablement à côté de tous les éléments de poésie enfantine et des effets tout bêtes à prendre au premier degré.
Bref, de même que certains objets dits triviaux ne sont objectivement pas inintéressants d’un point de vue esthétique, Au pays de la magie est peut-être finalement à lire comme un Harry Potter pour adultes et amateurs de poésie. Et surtout donc, il ne fait pour nous aucun doute que Valère Novarina adore littéralement Louis de Funès : cet amour, que ne voient pas certains (l’accusant de mépriser l’acteur) fait partie de l’émotion qu’on peut ressentir devant le ready made en question.
Sur les effets produits par un tel ready-made, il faudrait peut-être (peut-être car nous n’en sommes pas absolument certains) les rapprocher un peu de ce que Christine Ramat dit du paradoxon encomion et de la manière dont Novarina se réapproprie cette tradition :
‘ […] l’auteur ne se contente pas de réactiver le schéma traditionnel du discours pseudo-encomiastique. Il l’excède et l’inverse. Le traitement parodique et grotesque du substrat religieux est plus sérieux qu’il n’y paraît. Inversement, s’il est sérieux, c’est justement parce qu’il ne se prend pas au sérieux. 371 ’Bien sûr, « l’éloge paradoxal » n’est pas au cœur de textes comme Pour Louis de Funès et Demeure fragile et pourtant les rires provoqués nous paraissent de même nature : il proviennent d’un décalage et jouent sur la connaissance qu’a le public de la filmographie de Louis de Funès : l’écart est si énorme entre les sujets abordés (ceci avec un certain sérieux et parfois une sorte d’emphase) et les souvenirs télévisuels que peut avoir tout un chacun, de ces soirées passées à se "bidonner" devant les films de ce fou furieux, que le rire ne peut que survenir – mais il y a autre chose : c’est une alchimie plus complexe que cela ...
Christine Ramat, Valère Novarina. La comédie du verbe, op. cit., p. 292. et suite.