5.5.2. Chaplin, Laurel, Serrault, Tati et Pierre Richard

Dans un article, Patricia Allio remarque à propos de L’Origine rouge :

La référence à Louis de Funès est depuis longtemps explicite mais avec cette dernière pièce, s’en dessine une nouvelle, implicite, à Laurel et Hardy et à Charlie Chaplin, ou l’élément loufoque et burlesque se manifeste avec plus de force qu’auparavant. 372

Dans son livre, Christine Ramat remarque à son tour :

Les hommes de V. Novarina, eux, partagent avec les héros du burlesque une farouche voracité. Chaplin est mangeur de chaussures (dans The Gold Rush ), Harpo Marx (dans A night at the opera ), se fait un sandwich avec la cravate de Chico, ou met entre deux pains le cigare de Groucho, en guise de saucisse ». 373

Evoquant Le Drame de la vie, Christine Ramat insiste sur cette correspondance en expliquant que chez Novarina, « [les] images se succèdent si rapidement que la pièce se transforme en une sorte de film accéléré, presque chaplinesque […] »374. Chaplin, de plus, était un chorégraphe – et qui se dirigeait lui-même : quant on le voit faire du patin à roulettes seul dans un grand magasin, ces mouvements sont drôles mais également gracieux…

Novarina le sait et le pratique : il y a une véritable valeur esthétique du comique, une beauté du burlesque : Buster Keaton, Groucho Marx et Jacques Tati (sans oublier Jerry Lewis, Pierre Etaix ou Woody Allen) sont eux-aussi des esthètes dans leur genre ; si rire et sacré peuvent se mêler, l’expression "beauté comique" ne relève aucunement de l’oxymore – d’ailleurs, il existe aussi des poètes comiques (et là non plus : pas d’oxymore) : Novarina375 et Verheggen bien sûr mais aussi Max Jacob (qui sut mêler avec talent mystique et burlesque), Vian ou Queneau ou encore Allen Ginsberg, "bodhisattva beat" dont les poèmes sont parfois désopilants.

Hélas, le comique n’est pas toujours pris au sérieux (ce qui, si l’on y réfléchit, est finalement assez logique) et c’est ainsi que d’aucuns, se contentant de rire à leurs bons mots, n’ont peut-être pas toujours perçu pleinement l’intelligence et la profondeur humaine d’artistes comiques populaires tels que Coluche, Jean Yanne, Desproges, Pierre Dac, etc. En plaçant ainsi De Funès dans la lumière, Novarina remet peut-être certaines pendules à l’heure – mais cependant, il y a tout de même un bémol : c’est que l’acteur comique n’était pas sans défaut, humainement parlant ; on pourrait ici parler d’une interview où il avoue d’anciens préjugés racistes (mais on sait qu’Augustin lui-même s’accusait de mille autres façons, d’avoir volé, etc.). Or, point très important, ce n’est pas du tout sur ce plan, sur le plan humain, que se situe Novarina : c’est même tout le contraire – pour lui, évoquer de Funès, c’est parler de ce qu’on ne peut pas dire. C’est comme parler de Dieu, de la sainteté, etc.

Concluons cette partie en ajoutant que le concept de « sainteté comique » nous paraît aussi concerner le soldat Baudinat, mort en martyr de la circulation routière dans Je suis, et tous les acteurs de la troupe de Novarina : le terme de « martyr » n’est d’ailleurs pas excessif si l’on considère la difficulté de la langue à dire : si l’on excepte les lions, il n’y a pas de différence fondamentale entre Blandine pénétrant dans l’arène et Laurence Mayor entrant sur la scène de L’Origine rouge.

Dans les gloires du cinéma comique contemporain, on se prend à penser que Pierre Richard, ce gaffeur sublime, a quelque chose d’un ange comique – et que le potentiel d’acteurs comme Debbouze, Poelvoort, Deutsch ou Bourdon les fera peut-être un jour accéder à une forme novarinienne de sainteté (eux dont l’invention burlesque et la vivacité rappellent par moments la « foudre comique » d’un Louis de Funès). De même, Rohmer sut mettre en scène la sainte naïveté du Perceval de Chrétien de Troyes à travers le jeu d’un illustre illuminé : Fabrice Lucchini ; quant au tournage avorté du Quichotte (par Terry Gillian), il fit de Jean Rochefort un véritable martyr du cinématographe. Enfin, d’aucuns estimeront que la pureté originelle du burlesque s’est parfois retrouvée en Pee-Wee, acteur que fit tourner Burton – et terminons cette liste avec Michel Serrault (homme très croyant par ailleurs) qui sera évoqué par l’auteur dans un entretien repris dans Le vrai sang (« il y a une autre physique au théâtre […] Ça se lit sur l’acteur de génie : le corps d’André Marcon soudainement muet pour danser, le visage à mille faces de Michel Serrault »376) et une autre interview accordée à la revue Java :

Le théâtre est pour moi cette fosse, ce lieu de rire, de chutes, de prêches comique, un lieu ou l’on monte et tombe. Mais je n’ai jamais aucune volonté de dérision. Nous offrons notre corps en tombant, la chute est aussi une prière. Il y a dans le rire, dans l’offrande de son corps comique, un dépouillement de soi. Une offrande et une vraie sainteté du clown. C’est une question dont j’aurais aimer parler à Louis de Funès, que j’aimerais poser à Michel Serrault. Il y a une sainteté du cirque. Il y a un christianisme comique. 377

Notes
372.

Patricia Allio, « La Passion logoscopique », Valère Novarina. Théâtres du verbe, op. cit., p. 121.

373.

Christine Ramat, Valère Novarina. La comédie du verbe, op. cit., p. 375.

374.

Ibid, p. 227.

375.

Rappelons que le dossier de la revue Java consacré à l’auteur (op. cit., pp. 13-74) s’intitule justement « Valère Novarina, poète comique ».

376.

Valère Novarina, « L’inquiétude rythmique », Le vrai sang, op. cit., p. 42.

377.

Valère Novarina, « Enveloppé de langues comme d’un vêtement de joie », Java, op. cit., pp. 62-63.