IV. Shakespitreries

1. Le cas Falstafe : entre tristesse et clounerie

Si Queneau avait écrit une pièce à partir de Falstaff, il l’aurait peut-être intitulée Falstafe, ce qui correspond par le fait à une graphie proche de ce néo-français qu’il inventa et qui préfigurait en partie le langage texto ; faut-il donc voir dans ce titre un clin d’œil à Queneau ? Ce n’est pas impossible… Ce personnage, rappelons-le, est en fait présent dans Les Joyeuses commères de Windsor, Henri IV (première et deuxième partie) et même Henri V dans la mesure ou son nom est évoqué au début de la pièce, ce dont s’est souvenu Lawrence Olivier dans son adaptation cinématographique où, par une sorte de flash-back, le personnage est même montré mourant de désespoir dans son lit après sa cruelle disgrâce.

Falstafe se distingue a priori par son embonpoint et, tel Shakespeare – voire Céline avec Normance (« Fias popotame », « un éléphant qu’aurait des bras », etc.) –, Novarina multiplie les allusions à ces kilos en trop, faisant la preuve d’une très grande capacité de renouvellement dans l’invention des images, périphrases et autres métaphores : « Pain de suif » (p. 549), « homme de saindoux » (p. 551), « meule de boyaux » (p.552), « massacreur de matelas » (p. 552), « barrique à figure humaine » (p. 557), « dindon empiffré de farce jusqu’au col » (p. 557), « Cave à Bordeaux » (p. 560), « truie qui a écrasé toute sa portée » (p. 563), « Une si lourde unité » (p. 565), « Gros gibier » (p.569), « citerne » (p. 584), « Boule de tous les pêchés du monde » (p. 584), « Toupine de suif » (p. 585), « cerf […] gras » (p. 610).

Il peut cependant arriver que les expressions de ce type soient utilisées avec une nuance de tendresse et d’affection : « gros bébé […] ma grosse côtelette, tu es brave comme Hector » (p. 583). Notons ici et au passage l’opposition comique de registres entre « Hector » et « côtelette », ce qui rappelle certains rapprochements iconoclastes de Scandale aux abysses. Comme chez Rabelais (cf. « Messer Gaster »), l’estomac est omniprésent et le ventre mis à toutes les langues (voir p. 564). Enfin, si d’autres expressions mélangent réflexion désobligeante et taquinerie affectueuse (cf. « sacré petit porcelet », « ma grosse baleine empaillée » voire « Chère motte de beurre »), l’embonpoint peut aussi être évoqué ironiquement, par antiphrase (et avec un jeu d’allitérations en "s" et "l"): « Salut sauterelle ! (p. 601). Mais, comme à la fin de Mort à crédit, on trouvera aussi dans Falstafe (cf. p. 594) des jeux de mots concernant la maigreur. Il faut dire que Falstafe est souvent accompagné d’une « troupe d’épouvantails » (p. 600). Parallèlement, on croise dans la pièce un personnage secondaire maniant très mal la langue et ressemblant en cela à la Miss Quickly des Joyeuses Commères de Windsor.

Pour parler à présent de la personnalité de Sir John, disons qu’il se comporte souvent en Matamore ridicule : de ce point de vue et si l’on excepte les kilos, il ressemble beaucoup au baron de Crac et au baron de Munchausen (deux personnages se confondant presque). Cela posé, on ne saurait réduire ce personnage à son embonpoint et à ses excès matamoresques. Car enfin, tout comme le Falstaff de Shakespeare, le Falstafe de Novarina n’est balourd qu’en apparence. Il sait faire preuve d’esprit et ses jeux de mots sont parfois amusants : « tu t’appelles Rance ? […] Alors il est grand temps que tu serves. » (p. 590). De la page 590 à 594, il y a même un dispositif particulier où l’on assiste à une véritable rafale de jeux de mots. De l’émotion perce parfois, de la profondeur. Il y a de la noblesse d’âme chez ce personnage hors-normes, mi-comique, mi-tragique. Lucide, il prévoit même sa fin : « je mourrai par tristesse » (p. 570).