2. Les spectres d’Ovide, d’Offenbach et de Cocteau

2.1. Le successeur de Meilhac et Halévy

2.1.1. Crétins de l’Olympe

Dans Falstafe, on peut noter des allusions constantes aux Métamorphoses et il y aurait donc ici effet de cascade puisque Shakespeare, en son temps, fut considérablement influencé par Ovide (on sait qu’il se moqua même carrément des héros de l’Iliade dans Troïlus et Cressida). Pourtant, les allusions à la mythologie gréco-romaine, surtout dans les parties chantées, pourront aussi rappeler aux lecteurs du XXIème siècle que nous sommes l’Opéra bouffe tel que pratiqué par Offenbach voire le début du Nana d’Emile Zola ; ainsi : « Agamemnon s’astiquait la colonne ! / Et Proserpine jouait de la mandoline ». En fait, précisons-le, c’est surtout au travail de Meilhac et Halévy que nous faisons allusion mais la musique d’Offenbach est tellement vivante et expressive qu’elle s’apparente presque au travail d’un écrivain comique : le seul artiste dont Céline se disait jaloux était, chose révélatrice, le créateur de La Belle Hélène. Or l’auteur de Rigodon pouvait aussi être considéré comme un musicien – comme Novarina (dans L’Opérette imaginaire notamment), Céline écrivit d’ailleurs des chansons, chansons qu’il chantait parfois lui-même, accompagné par un accordéon.

On le voit : tous ces genres, opérette, opéra-bouffe, théâtre de boulevard, sont en fait hyper-poreux. C’est ce qui nous fait penser que Meilhac et Halévy sont comme de grands écrivains comiques, eux qu’on peut voir comme des précurseurs à part entière du théâtre novarinien. Au reste (on aurait envie d’écrire Oreste), à ce jeu parodique avec la mythologie telle que présentée par Ovide dans Les Métamorphoses (recueil d’histoires ayant fonctionnement de dictionnaire), l’auteur de L’Opérette imaginaire n’est pas le premier : sans parler de Molière, de Scarron et de Giraudoux, on comprendra peut-être un jour que le Protée de Claudel et le Scandale aux abysses de Céline sont tout sauf des œuvres mineures – c’est que quand un grand écrivain touche à ces anciennes traditions, il se passe forcément quelque chose : c’est comme un choc énorme entre deux planètes.

Pourtant, rappelons-le, les œuvres d’Offenbach n’évoquent pas toujours la mythologie gréco-romaine ; or c’est bel et bien cette dimension rhétorique (cf. personnages, situations, scènes de genre, symbolique, etc.) qu’il nous intéresse de traiter ici – mais aussi cet esprit de dérision intense (qui animait déjà Shakespeare) à l’œuvre dans ce genre de représentations burlesques et parodiques. Cet esprit se retrouve donc dans Falstafe. Ainsi, les métamorphoses de Jupiter– et, en filigrane, l’inconstance du roi des dieux (thème quasi-vaudevillesque exploité par Molière et Offenbach) – pourront être présentées de façon triviale : « Etre dieu et devenir taureau ; je suis prince et je deviens marmiton : j’imite tes métamorphoses, Jupiter ! » (p. 577). Le couple comique Falstafe/Dolly sera mis sur le même plan que « Saturne et Vénus en conjonction » (p. 584). Concernant la déesse de l’amour, remarquons qu’elle est assez souvent mentionnée : on croise par exemple une « Vénus à poil gris » dans Le Jardin de reconnaissance (p. 67), œuvre où Vénus est aussi associée à Gala dans le mot-train « Vénus-et-la-matière-mère » (p. 12). Dans Le Drame de la vie, c’est à des noms de lieux qu’on associe à la déesse : le « Tribunal de Vénus » (p. 183) et l’» Hôpital de Vénus » (p. 178) ; dans cette même pièce, on tombe encore sur le mot « Anaphrodite » rappelant Aphrodite voire Hermaphrodite, qui fut un personnage de la mythologie. Dans L’Opérette imaginaire (p. 165), on lance un allitératif « Vénérons Vénus » et on déclare dans L’Origine rouge (p. 30): « Nous adorons la déesse qui est dans la mer » (aussi bien, il pourrait s’agir de Jumanja). A travers la récurrence curieuse de ce nom, c’est peut-être un subliminal « Ouilovre » (voir première partie) que l’auteur lance à la face du monde, manière sans doute moins soixante-huitarde de dire « Faites l’amour, pas la guerre » (ou plus mythologiquement :  à Mars, préférons Vénus !).

A la page 67 de L’Acte inconnu, le carnaval des dieux (et avec lui la ronde des planètes) continue : « Jupiter se voile […] ; Mars se lève […] ; Pluton se couche […] ; Uranus disparaît » et on croise encore, dans la même pièce (p. 47) le « Vivivore Jean Pluton » (nom où la mort, la vie et la mangerie vorace se voient associés). Pour finir, nous dirons que le « Je m’élève et je m’effondre. Je m’élève et je m’effondre » de L’Acte inconnu (p. 171) évoque un peu les mythes d’Icare et de Sisyphe.