2.1.5. Œdipe face au Sphinx

Au fond, le Sphinx, c’est l’œuvre : par tous ses pores (nous la croyons comparable à un organisme vivant), elle nous pose des questions, à commencer par « D’où vient qu’on parle ? Que la viande s’exprime ? ». Face à elle, devant cette parole, le lecteur est un peu comme Œdipe, sommé, pressé de répondre – ou d’essayer en tout cas (d’où cette thèse). Dans L’Opérette imaginaire, la figure d’Œdipe (également convoquée par Cocteau dans La Machine Infernale) est même présentée nommément , dans la « Chanson d’Œdipe », et de façon comico-monstrueuse :

‘J’engrosserai ma mère - à la cuillère ! / Et j’truciderai mon père, y m’exaspère ! / J’empaillerai mon cousin : c’est Adrien / J’avalerai tante Boloche, ça c’est fastoche / J’mastiquerai mes germains, avec du rien ! / J’ai croqué ma cousine : c’est Albertine (p. 137). ’

On le voit : Novarina ajoute donc des horreurs (car on ne sache pas que « tante Boloche » et le « cousin Adrien » figurent dans le récit tragique des malheurs d’Œdipe). Notons que, comme chez Tolkien dans Bilbo le hobbit (où il est mêlé à celui de Charon), le mythe grec du Sphinx et de ses questions sera comme parodié dans L’Atelier volant, et ce à travers les énigmes(/charades) du cruel Boucot (pp. 55-56) ; dans l’exemple qui suit, Œdipe (ici, c’est C.) répondra à côté en proposant une réponse en forme d’allusion biblique :

BOUCOT. - […] Ci-gît là-bas le groupe des énervés louchant ma lune au fond du trou. Mais ils ne trouvent pas le dedans, alors ils meurent devant, pattes croisées et en criant, et je leur dis toujours : n’insiste pas Grégoire, tu n’y mets jamais qu’un œil. Pleure à la porte : ce n’est pas là que tu sortira, petite classe !
C. - Sodome !
BOUCOT. - Faux. Inexact ! (p. 56).

Dans Le Discours aux animaux, ce sont de nouvelles questions (aux pages 262-263) comme « Qu’est-ce qui passe le matin, ment dans l’oreille du soir, germe un jeudi sur trois, et danse au mois d’avril ? », « Qu’est-ce qui court après sa nourriture sans dents, se reproduit sans savoir, et porte une question sur son dos ? », « Qu’est-ce qui dévore ses frères sous l’eau ? » et « Qu’est-ce qui perd soixante secondes par heures, retrouve ses minutes à midi et dont les mots retiennent aucune parole ? ». Proposons : 1) Une cigale, 2) Un nourrisson innocent, 3) La mer, 4) Le temps. Pour en revenir à L’Opérette imaginaire, il faut savoir que, comme Œdipe (auquel on consacre une chanson), le Sphinx sera nommé directement à la page 129, quoique dans une acception non forcément lié aux fameuses énigmes : « Ce que je veux, c’est tes oreilles de sphinx, dont j’me pourlèche les badigoinces ! ».

Dans L’Opérette imaginaire, c’est Oreste que l’on évoque : il doit, « le pauvre », « [croquer] fort » (« c’est jamais que / D’là viande comme le reste ») : on l’aura décidément compris à travers ce nouvel exemple : on est plus proche d’Offenbach et d’Aristophane que d’Eschyle, d’Euripide ou de Sophocle, ce qui n’empêche pas le tragique (fatum antique, personnages maudits) et l’horreur (meurtre du père, inceste et cannibalisme) d’être présents.

Cela posé, il nous semble que chez Novarina, le Sphinx, où plutôt « Jean Rébus » (in D.V.) est partout (dans l’onomastique, les néologismes, les mots-valise, etc.). En fait, et pour nous inspirer d’un adjectif inventé par Roubaud (qui s’en sert pour évoquer un chat dans La Belle Hortense), nous irons jusqu’à dire qu’ici, tout est sphinxoïde (c’est à dire curieux, mystérieux, énigmatique, etc.).