2.2. Omniprésence cryptée de la figure orphique

2.2.1. Un narrateur-auteur ?

Dans le cas d’Orphée, on ne trouvera pas forcément de références directes au personnage proprement dit mais il est central, primordial. Le Chercheur de Falbala est en effet un Orphée novarinien, une figure orphique (comme on dit figure christique) par excellence. Mais que cherche-t-il ? C’est, semble-t-il, beaucoup plus difficile à dire que si l’on se réfère à la tradition classique où Orphée cherche Eurydice : prétendre ceci est d’ailleurs peut-être stupide car, déjà à l’époque, c’était un peu plus compliqué que cela – n’oublions pas que toutes ces histoires étaient loin d’être creuses et que les personnages mythologiques (dieux, héros, demi-dieux, nymphes, centaures, etc.) sont essentiellement des allégories, des figures signifiantes. Au fond, chez Ovide, que cherche Orphée à travers Eurydice ? Eurydice ne serait-elle pas qu’un "pain de rien en bois de fumée"? Novarina nous donne peut-être des éléments de réponse, chez qui Eurydice semble parfois n’être autre qu’Orphée lui-même, un Orphée en quête de lui-même, à sa propre recherche.

Le mot Falbala contient tout ce qu’il faut ramener ; c’est à dire rien (ou si peu de choses) puisque tout est déjà là, mais pas dans un sens poesque, c’est à dire tout à côté sans qu’on s’en rende compte comme dans La Lettre volée : ici, l’or qu’on cherche est le Or du mot Orphée. De même (surtout dans Je suis et Vous qui habitez le temps, l’Enfer est déjà là, et ce n’est vraiment pas la peine d’y aller en refaisant le circuit classique : tout est déjà dans la maison de L’homme qui regarde à la fenêtre. En fait, cet(/te ?) Orphérydice (gare à l’anagramme en Orphérycide dans le cas d’un regard en arrière !) pourra également ressembler à Cerbère ou, au moins, comporter des caractéristiques cerbériques ; elle(/il ?) n’a pas forcément trois têtes mais peut parfois être plusieurs (un peu comme les Mangeurs). En somme, c’est un "personnage nombreux" sans qui « [on va] pas bien », qui fait de soi-même une sorte de lamentable et pathétique fantôme errant mais dont on aimera toujours, quoiqu’il arrive, le « regard de velours » et « les six grands yeux qui pissent l’amour » – quant à la phrase, « j’ai été deux dans des lieux noirs de joie », elle évoque peut-être l’enfer de l’amour. Plus objectivement, il y a surtout, et nous y reviendrons, une terrible descente aux enfers du "je" novarinien dans Je suis et Vous qui habitez le temps.

En somme, si Offenbach en proposa une version cocasse (est-ce si sûr ?) et iconoclaste, il semblerait que Novarina (quoique de façon sous-jacente) prenne ce mythe un peu plus au sérieux. Souvent en effet (et pas seulement dans Vous qui habitez le temps), le "je" novarinien s’apparente à un chercheur d’Eurydice. C’est un Orphée comique à la recherche de quelque chose d’un peu f(l)ou, qui existe en soi, qui ne porte pas forcément un nom ni d’identité : c’est ce qu’il faudrait arriver à dire mais dont on ne peut pas parler. Cette énigme-là, digne des questions du Sphinx, est peut-être même ce qui anime l’auteur depuis le début de sa carrière, le mot recherche convenant mieux ici.

Bref, à la question « Quel est l’audacieux / qui en ces sombres lieux / ose porter ses pas / et devant la trépas / ne frémit pas ? », nous répondrons sans hésiter : Valère Novarina.