2.3. Seuils et passages

2.3.1. La « douane de Douleur »

→ Un mur en mort

C’est surtout par ses talents de philosophe et de poète surréaliste qu’Hamlet semble avoir, peu ou prou, accès à autre chose (et c’est ce que le distingue des autres personnages de la pièce) voire à « l’outre-monde » (discussion avec le crâne et le spectre, réflexions métaphysico-triviales sur le passé, etc.) : dans sa soi-disant folie et ses propos soi-disant morbides et décousus, il y a au fond une certaine cohérence et l’on peut penser qu’en gros, il contrôle la situation : on peut en dire autant du chercheur de Falbala, sorte d’Orphée novarinien – et pourtant, face à la « douane de Douleur » évoquée dans Le Drame de la vie (p. 224) et aux « Doganiers » (dogues + douaniers ?) de la page 113, il semble que l’arme poétique se révèle impuissante.

Sur l’utilisation novarinienne de ce concept de douane, notons qu’il s’agit sans doute là d’une nouvelle référence biblique, Le Nouveau Testament 379associant les termes douanier et pécheur parce que les douaniers et les collecteurs d’impôts s’enrichissaient en conservant les sommes recueillies.

Outre qu’il peut impliquer l’idée d’un tribut à payer, le mot douane indique surtout une séparation forte (quoique formelle, relative) : c’est un concept qui contient l’idée d’interdiction – d’ailleurs, seul « Dieu passe les douanes » (D.V., p. 225). Bref, la douane à un côté terrible, désespérant, impitoyable : elle nous renvoie pleinement à ce que nous sommes, à notre côté du miroir et à notre impuissance rédhibitoire à passer de l’autre côté.

Car enfin, si l’humour est là, l’enjeu est d’importance et la conscience de cette importance ne va pas sans angoisse. Nonobstant, la scène canularesque de la « mère à la douane » (D.V., p. 113) nous paraît particulièrement libératoire voire fondatrice en tant que pied de nez formidable à l’interdiction(/institution) : au sujet de sa mère passant par la douane « le 4 mai 1942 », « l’Homme de V. » (sic) déclare en effet « c’est moi qu’elle passe, qu’elle porta dans son ventre sans le déclarer », un peu comme une farce faite au préposé et, à travers lui, à tous les douaniers du monde.

Là où la notion de frontière (dans un sens bêtement politique, géographique) n’existe plus du tout, c’est en ce qui concerne la perception de la mort ; dans Le Discours aux animaux, il sera comiquement question de ce que l’on en pense de l’autre côté de la Manche et d’un parfait ex aequo franco-britannique. A la page 95, le mystère en question sera cocassement évoqué : « Qu’en reste-t-il maintenant qu’il est passé dans l’autre côté, barbe et bagage ». Pour répondre à cette question, un saut dans le vide serait possible mais quelque chose d’infime (la vie ?) l’empêche cependant : à la page 218 du Discours aux animaux, il semble que ce soit une fenêtre certes ouverte mais « cernée d’un halo dangereux qui la fermait ».

Sur la jaquette du C.D. de L’Inquiétude, c’est une belle noix qui est représentée ; or, plus que l’œuf, à la coquille trop fragile, cet arachide nous paraît symboliser parfaitement l’opacité mystérieuse de l’œuvre de Novarina, ce dernier faisant sans doute aussi allusion à la chanson qui dit « Une noix / Qui a-t-il à l’intérieur d’une noix / Qu’est-ce qu’on y voit », etc. Pourtant, l’auteur Novarina aura d’autres moyens de nous rendre sensible à cet écran dont on ne saurait dire s’il existe ou s’il est de fumée : sur scène par exemple, et dans La Scène notamment, la fenêtre du haut de laquelle on « s’écrabouille » n’existe pas : c’est du vide ; c’est le jeu de Dominique Pinon qui nous fait comprendre qu’il y a une fenêtre.

Dans Le Discours aux animaux, l’idée d’écran s’exprimera morbidement dans l’image d’un « mur en mort » (p. 184). Dans Je suis (p. 160), c’est à cause d’un « goût d’hiver » dans la bouche que le soldat Michel Baudinat se voit dans l’impossibilité (cf. utilisation du verbe « empêcher ») de « jouer toute la journée » et de « regarder […] l’ensemble béni des choses que Dieu avait disposées autour de [lui] ». Mur en mort et goût d’hiver : le seuil est peut-être celui, sévère, du tombeau ou d’une porte (« Entre ici », etc.) ouvrant sur le néant, d’un écran/écrin funèbre dont on ne peut sortir une fois qu’on y est entré – c’est que les morts, de l’autre côté, ont peut-être le même genre de problèmes, une confusion entre eux et nous pouvant même s’instaurer. Autre clivage fascinant l’auteur : celui existant entre la scène et les coulisses ; il se retrouve un peu , ce clivage, dans le comportement des trois fous de l’Hospice Scopique (D.V., p. 14) qui servent le repas des officiels :

‘Pendant qu’ils passent les plats, ils se retiennent de grimacer. Quand ils sortent dans la coulisse, quand ils sont dans la cuisine, ils grimacent. ’

Pourtant, lorsque deux mondes cohabitent, il n’est pas toujours aisé (à cause justement des murs, douanes, écrans ou frontières évoqués ci-avant) de passer de l’un à l’autre : cette difficulté pourra cependant être intéressante d’un point de vue littéraire – et c’est le cas chez Valère Novarina aux initiales décidément signifiantes, la « Voie » semblant nous dire : « Non ! ».

Dans Je suis, à la page 103, il s’amusera à brouiller les pistes en jouant sur les deux sens du verbe « passer » (« Le corps, passe encore, on passerait avec lui ») et, à la page 177, il y aura même une scène très drôle où l’on ne sait plus où est l’entrée et où est la sortie, la chose étant en effet tout à fait subjective. Autre variation philosophicomique : « J’suis d’l’aut’côté du monde, seulement quand il y pense plus » (D.V., p. 123).

Notes
379.

Matthieu 9, 10.